Chasseurs,
écologistes et Convention européenne
des
droits de l’Homme
L’affaire
Chassagnou et autres (arrêt du 29 avril 1999)
par
Jérôme
FROMAGEAU
Vice-Doyen
de la Faculté Jean Monnet à Sceaux
L’arrêt
rendu par la Cour européenne des droits de l’Homme en grande chambre Chassagnou
et autres c. France du 29 avril 1999 conclut à l’inconventionnalité du
dispositif de régulation cynégétique prévu par la loi du 10 juillet 1964
dite loi Verdeille, aujourd’hui codifiée aux articles L. 222-2 et suivants du
Code rural.
Comme
le rappellent les juges de Strasbourg dans une introduction historique - ce qui
est tout à fait exceptionnel - seule, jusqu’en 1789, la noblesse détenait le
droit de chasser et de s’approprier le gibier, privilège exclusif accordé
par le roi. L’article 3 du célèbre décret du 4 août 1789 portant abolition
des droits féodaux supprime ce privilège sans contrepartie puisque relevant de
la féodalité dominante. L’Assemblée nationale constituante marquait ainsi
la naissance de l’actuel droit français de la chasse et l’avènement d’un
nouvel ordre juridique en parfaite conformité avec les inspirations de
l’individualisme libéral. En effet, en même temps qu’il supprimait “le
droit exclusif de la chasse” le législateur révolutionnaire, sur proposition
de Mirabeau, accordait à tout propriétaire “le droit de détruire ou de
faire détruire, seulement sur ses possessions, toute espèce de gibier, sauf à
se conformer aux lois de police qui pourraient être faites relativement à la sécurité
publique”.
Chaque propriétaire se voyait ainsi reconnaître le droit de chasser sur ses
terres et, corrélativement, de s’opposer à ce que d’autres chassent chez
lui.
Ce
principe sera repris par l’article L. 222-1 du Code rural qui édicte que “ nul
n’a la faculté de chasser sur la propriété d’autrui sans le consentement
du propriétaire ou de ses ayants droit ”. Mais le consentement des
propriétaires a été, par la jurisprudence, présumé tacite et le droit de
s’opposer à la chasse sur son terrain n’a jamais été réellement mis en
pratique, tout particulièrement au sud de la Loire où les terres sont plus
morcelées qu’au nord.
La “ chasse banale ” a ainsi été pratiquée laissant libres les
chasseurs d’exercer leur sport où bon leur semblait, sans que personne ne
soit responsable de la gestion du capital cynégétique, ce qui a eu pour conséquence
de décimer les ressources en gibier d’un grand nombre de régions.
C’est
dans ce contexte que le législateur va tenter en 1964 de promouvoir une
meilleure organisation de la chasse tout en maintenant son caractère démocratique.
La loi rapportée par le sénateur Verdeille est adoptée le 10 juillet 1964. Il
s’agit alors de favoriser le développement de la faune sauvage. Pour
atteindre cet objectif, un mécanisme de remembrement des territoires de chasse
tout à fait original est institué avec la création des associations
communales de chasse agréées (ACCA).
L’article 1er de la loi (article L. 222-2 du Code rural) leur
assigne pour mission de “ favoriser sur leur territoire le développement
du gibier et la destruction des animaux nuisibles, la répression du braconnage,
l’éducation cynégétique de leurs membres dans le respect des propriétés
et des récoltes et, en général, d’assurer une meilleure organisation
technique de la chasse pour permettre aux chasseurs un meilleur exercice de ce
sport ”.
Pour
ce faire, les propriétaires de terrains inférieurs à une superficie variant
de 20 ha à 60 ha en plaine doivent obligatoirement y adhérer. Chaque propriétaire
est tenu de laisser les chasseurs de la commune chasser sur ses terres, mais il
peut, en contrepartie, chasser sur l’ensemble des terres de l’ACCA. Seuls
les propriétaires de superficie d’un seul tenant supérieur à 20 ha, ou
entourant leurs terres d’une clôture répondant aux conditions fixées par
l’article 366 du Code rural, c’est-à-dire les terrains “ imperméables ”
au passage de l’Homme et de tout gibier à poil, peuvent conserver leur droit
de chasse et ne pas faire apport de leurs territoires à l’ACCA. Ils sont
alors considérés comme faisant opposition. Ces règles sont imposées dans 29
des 93 départements français, dans les autres, la création d’ACCA est
facultative.
Depuis
1985, un petit groupe de propriétaires de terrains dont la surface est inférieure
aux seuils légaux, opposants éthiques à la chasse, pour la plupart membres de
l’Association pour la protection des animaux sauvages (ASPAS) ont mené un
laborieux combat judiciaire pour se voir reconnaître le droit de refuser les
chasseurs sur leurs terres. Tous ont tenté par divers moyens de faire reconnaître
leurs droits sur le fondement de la Convention européenne des droits de
l’Homme.
Pour
l’essentiel, trois arguments ont fondé leur démarche : d’abord une
atteinte au respect de leurs biens, une discrimination fondée sur la fortune et
enfin une atteinte à la liberté d’association.
I
• L’atteinte au respect de leurs biens
L’ingérence
dans le droit de propriété des requérants relève du second alinéa de
l’article 1er du Protocole n° 1 qui réserve le droit des Etats
“ de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer
l’usage des biens conformément à l’intérêt général ”. La Cour vérifie
la réalité d’un “ but d’intérêt général et contrôle
l’existence d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre ledit but et
les moyens employés pour sa réalisation ”.
La
Cour reconnaît qu’il est assurément dans l’intérêt général d’éviter
une pratique anarchique de la chasse et de favoriser une gestion rationnelle du
patrimoine cynégétique, mais elle prend soin de préciser que l’objet des
ACCA est cynégétique et qu’elles satisfont pour l’essentiel à la préservation
de l’intérêt individuel des chasseurs. Pour autant, on pourrait légitimement
remarquer que l’organisation d’un loisir dans le but de le rendre plus
accessible au plus grand nombre est de nature à relever de l’intérêt général.
D’ailleurs, dans son opinion dissidente, M. le juge Costa estime que l’intérêt
public de l’organisation de la chasse a été sous-estimé. Mais il est vrai
que les modalités de l’application géographique des dispositions de la loi
Verdeille qui ne concernent, comme on l’a vu, obligatoirement que 29 départements
des 93 départements métropolitains,
confortent le doute qu’il est possible d’avoir quant à la réalité de
l’intérêt général de l’objectif qu’elle poursuit.
Sur
la proportionnalité de l’ingérence entre le but d’intérêt général et
les moyens employés pour sa réalisation la Cour exige de façon constante que
les atteintes au libre usage des biens soient raisonnablement proportionnées,
qu’il existe un équilibre raisonnable entre intérêt général et droits
fondamentaux. Elle relève que les requérants sont non seulement partiellement
privés d’affecter leurs terrains à l’usage de leur choix, mais qu’ils
sont obligés de supporter qu’il en soit fait un usage contraire à leurs
convictions du fait de l’inclusion obligatoire de leurs terrains dans le périmètre
de l’ACCA. Il y a dès lors rupture du juste équilibre entre, d’une part,
la sauvegarde du droit de propriété et, d’autre part, les exigences de
l’intérêt général. Ici encore, dans son opinion dissidente M. le juge
Costa conteste qu’il y ait rupture de cet équilibre
et que, d’une certaine manière, la Cour “ cède à la tentation
d’une sacralisation du droit de propriété... On peut être tout à fait
favorable à la liberté et à la prééminence du droit - comme les auteurs de
la Convention - sans pour autant faire de la liberté individuelle un absolu ou
exclure de la prééminence du droit l’intérêt général... En matière de
chasse, où la marge d’appréciation de chaque Etat devrait être importante,
et où de nombreux Etats européens ont des législations qui limitent le droit
de propriété individuelle pour pouvoir mener une politique cynégétique, il
me semble que l’arrêt de la Cour va dans un sens très individualiste, qui
rendra ce type de politiques très difficile à conduire ”.
Sur
les contreparties légales, pour l’essentiel, la Cour juge qu’elles ne
peuvent en réalité compenser l’apport forcé des terrains dont les propriétaires
s’opposent à la chasse, qu’il s’agisse du droit qu’a le propriétaire
de clôturer son terrain au sens de l’article L. 222-10 du Code rural,
d’obtenir le classement du fonds concerné soit en réserve de chasse et de
faune sauvage (au titre les articles R. 222-82 et suivants du Code rural), soit
en réserve naturelle (au titre des articles L. 242-1 et L. 242-11 du Code
rural), ou encore de la possibilité offerte aux propriétaires d’acquérir
d’autres terrains de manière à constituer une surface supérieure aux
minimas fixés par l’article L. 222-13 du Code rural.
II
• La discrimination fondée sur la fortune
Sur
le problème de la discrimination fondée sur la fortune - seuls les grands
propriétaires peuvent refuser d’apporter leurs terres à l’ACCA. Sans
remettre en cause le bien-fondé de la mise en place d’un système de gestion
rationnelle des ressources cynégétiques la Cour a contesté la cohérence de
celui mis en place par la loi Verdeille et a donné raison aux plaignants en
notant que le législateur français n’avait pas expliqué de manière
convaincante pourquoi l’intérêt général commande de ne contraindre que les
petits propriétaires. Comme le souligne fort justement le juge Caflisch, dans
son opinion partiellement concordante et partiellement dissidente, “ le
gouvernement n’a pas démontré que la discrimination opérée est même
utile pour atteindre le but visé, bien au contraire ”. Il est ainsi
demandé “ d’importants sacrifices aux petits propriétaires, qui ne
peuvent que très difficilement s’y soustraire ”. En revanche on
abandonne “ aux grands propriétaires le soin de pourvoir eux-mêmes, sur
leurs terres, à la préservation des ressources cynégétiques sans aucune
entrave à leurs droits de propriété (articles L. 222-14 du Code rural) ”,
mais les devoirs qui leur sont imposés sont “ à la fois peu onéreux et
vagues ”.
Une
telle différence de traitement constitue une violation de l’article 14 de la
Convention européenne des droits de l’Homme qui prohibe toute discrimination
dans la jouissance des droits et libertés qu’elle protège.
Conformément
à la jurisprudence constante de la Cour, est discriminatoire au sens de
l’article 14, toute différence de traitement de situations similaires si elle
manque de “ justification objective et raisonnable ”, si elle ne
poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas de rapport raisonnable de
proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (cf. arrêts Karlheinz
Schmidt c/ Allemagne, 18 juillet 1994, Série A, n° 291. B ; Van Raalte
c/ Pays-Bas, 21 février 1997 et Larkos c/ Chypre, 18 février 1999).
III
• L’atteinte à la liberté d’association
Enfin,
les plaignants invoquaient l’atteinte à la liberté d’association, dans la
mesure où la loi du 10 juillet 1964 les oblige à adhérer contre leur gré, ce
qui est contraire au droit négatif d’association puisqu’il s’agit bien
d’une adhésion forcée même s’ils ne sont pas tenus de cotiser ni de
contribuer à la vie de l’association.
Le
gouvernement français, quant à lui, soutenait que le régime juridique des
ACCA correspond à celui des associations de droit public qui ne sont pas, en
principe, visées par l’article 11 de la Convention. Ce sont des associations
“ para-administratives ” de droit public, et comme telles
investies de prérogatives de puissance publique et cela pour plusieurs raisons
: leur objet est fixé par la loi, leurs statuts contiennent des dispositions
particulières, elles reçoivent l’apport forcé des droits de chasse, elles
sont tenues de recevoir certaines personnes en leur sein, elles élaborent un règlement
de chasse qui s’impose à leurs membres chasseurs, elles sont placées sous
tutelles préfectorales.
En
outre, et comme le souligne M. le juge Costa dans son opinion dissidente, les
requérants qui se trouvent membres des ACCA sans l’avoir voulu, “ y
disposent de droit, et notamment d’influence sur leurs décisions, sans être
soumises en contrepartie aux obligations normales en pareil cas : membres
de droit ces personnes n’ont pas de cotisations à payer et ne sont pas tenues
à la couverture du déficit éventuel de l’association ”, autant de
raisons qui laisseraient supposer que “ l’atteinte portée de par la
loi Verdeille, au droit négatif d’association des propriétaires non
chasseurs ou hostiles à la chasse peut être regardée comme non disproportionnée
surtout compte tenu de la marge d’appréciation qui doit être laissée aux
Etats ”.
Mais,
pour la Cour, en définitive, les éléments qui rattachent les organismes du
type des ACCA au droit privé sont prédominants. Les ACCA sont soumises au
droit commun des associations (le président est élu par les chasseurs…),
leurs membres sont exclusivement des personnes de droit privé, et surtout les
litiges les opposant à d’autres personnes de droit privé relèvent de la
compétence des juridictions judiciaires.
La
Cour constate ainsi que la liberté d’association protégée par l’article
11 de la Convention n’a de sens que s’il existe une liberté de ne pas
s’associer : ce qu’il est convenu d’appeler “ le droit négatif
d’association ”, règle dégagée de façon prétorienne par la Cour
(arrêt Young, James et Webster c/ Royaume-Uni, 13 août 1981, Série A,
n° 44).
Elle
en déduit que l’article 11 est violé car : “ contraindre de par
la loi un individu à une adhésion profondément contraire à ses propres
convictions et l’obliger, du fait de cette adhésion, à apporter le terrain
dont il est propriétaire pour que l’association en question réalise des
objectifs qu’il désapprouve, va au-delà de ce qui est nécessaire pour
assurer un juste équilibre entre les intérêts contradictoires et ne saurait
être considéré comme proportionné au but poursuivi ”.
Autrement
dit, obliger les opposants à la chasse d’adhérer à une ACCA, et donc à une
association dont l’objet est contraire à leurs convictions, est incompatible
avec l’article 11. Même le louable souci d’assurer la démocratisation de
la chasse (dont faisait état le gouvernement français) ne saurait constituer
un impératif indiscutable pour justifier l’adhésion forcée.
Au
total, tout en reconnaissant que la loi Verdeille poursuit des buts légitimes
dans une perspective conforme à l’intérêt général, et sans contester le
bien-fondé de la gestion cynégétique qu’elle sous-tend, la Cour considère
illicites les modalités de sa mise en œuvre.
Constatant
une violation de l’article 46 §1 de la Convention (ancien article 53),
l’arrêt contraint l’Etat français à mettre un terme à cette violation et
à en effacer les conséquences, cela revient en fait à remettre en cause les
principes établis par la loi du 10 juillet 1964.
Sans
revenir sur la démocratisation de la pratique de la chasse il sera nécessaire
de refonder la législation cynégétique. Ainsi, il conviendra de :
•
reconnaître le droit de non chasse ou “ droit d’opposition cynégétique ”
en autorisant sans contrepartie tous ceux qui, par conviction, ne souhaitent pas
voir les chasseurs pénétrer sur leur propriété, à ne pas faire apport de
leur droit de chasse en faveur des ACCA, et cela quelle que soit la superficie
des fonds en question ;
•
assouplir les possibilités de constitution de réserves de chasse dans
lesquelles la chasse est interdite ;
•
remplacer les ACCA, associations gérant un service public, par une sorte d’établissement
public (l’arrêt de la Cour portant, comme on l’a vu, un coup sérieux à
l’utilisation, par les pouvoirs publics, de la structure associative pour la
gestion de missions d’intérêt général).
Reste que, comme l’a justement noté Henri Savoie dans son rapport sur
les conséquences de l’arrêt de la Cour, “ le succès de la réforme
induite par celui-ci se mesurera aux évolutions des comportements. Il est indéniable
que l’usage des espaces naturels peut être source de conflits. La résorption
de ces derniers passe prioritairement par le dialogue et le respect mutuel ”.
La future loi sur la chasse, actuellement en discussion au Parlement, devrait
contribuer au développement de cet état d’esprit.
Jean-Paul
COSTA
Vous
nous avez présenté un exposé tout à fait passionnant. Je suis désolé de
vous avoir bousculé, mais c’était à cause de la loi d’extrapolation... Je
me disais qu’il fallait aussi laisser un peu de temps aux autres orateurs...
Je ferai donc un commentaire extrêmement bref. Le seul point factuel sur lequel
je ne suis pas d’accord avec vous, mais je suis certainement à l’origine de
cette erreur en vous ayant obligé à vous précipiter..., c’est que la Cour
ne s’est pas prononcée sur l’article 9, c’est-à-dire la liberté de
conscience. Comme la Commission, elle a estimé qu’il n’était pas nécessaire
de se placer sous cet angle. En tout cas, vous nous avez démontré qu’un
historien du droit pouvait être dans le présent, et même dans le futur,
puisque vous avez terminé par le rapport Patriat !
Je
passe la parole sans ambages à Me Delaporte qui est un fidèle des colloques du
CREDHO, à Rouen puis à Sceaux, qui va parler d’une autre affaire dans
laquelle je suis plus à l’aise puisque je n’ai pas siégé (le gouvernement
français a désigné un juge ad hoc), c’est l’affaire Zielinski
& Pradal qui pose des questions très intéressantes.
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