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Actes de la Septième Session d'information (arrêts rendus en 2000, Cahiers du CREDHO n° 7)

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Affaire Morel | Affaire Guisset | Débats | Affaire Maaouia

 

 

Le champ d’application de l’article 6 CEDH en matière commerciale

 

 

Le cas du juge commissaire devant le tribunal de commerce :

l'affaire Morel (6 juin 2000)

 

par

 

Marie-Laure Niboyet

professeur à l’Université Paris X-Nanterre

 

 

 

 

L’attitude très « compréhensive » adoptée par la Cour européenne dans l’affaire Morel à l'égard du droit français des procédures collectives surprendra tous ceux qui, en France, s’apprêtaient déjà – à la faveur de la réforme en gestation du droit des entreprises en difficulté et de l’organisation des tribunaux de commerce - à modifier le droit interne pour le rendre conforme à ce qu'ils croyaient devoir se déduire des principes d'équité[1].

 

Dans la recherche d’un juste équilibre entre ces intérêts divers, je ne suis pas sûre qu’ici l’arbitrage rendu par la Cour européenne soit le plus judicieux.

 

L'affaire Morel est relative à une procédure de redressement judiciaire ayant débouché sur la liquidation judiciaire de cinq sociétés de travaux de construction. Dans cette affaire, le juge-commissaire, organe central des procédures collectives françaises, était mis sur la sellette pour violation d’une part, du principe de l’égalité des armes, par suite du défaut de communication de son rapport au gérant des sociétés, et d’autre part, du principe d’impartialité du fait de la présence de celui-ci dans la formation de jugement du tribunal appelé à statuer sur le plan de redressement, présenté par l’administrateur, alors qu’il avait participé activement à la phase d’observation.

 

Les griefs dénoncés par le requérant à Strasbourg reprenaient exactement les moyens qui avaient été rejetés en 1996 par la Cour de cassation[2] et ils ont été pareillement écartés par la Cour européenne. Il me semble néanmoins que la motivation extrêmement circonstanciée de cet arrêt n’autorise pas à en déduire la délivrance par la Cour de Strasbourg d’un blanc-seing conféré à certaines pratiques de nos tribunaux de commerce. L’arrêt Morel me paraît devoir être classé parmi les arrêts d’espèce.

 

 

I • Sur l’absence de violation du principe d'égalité des armes

 

La difficulté provient de l’éparpillement des textes énumérant les cas dans lesquels le rapport préalable du juge commissaire est obligatoire et de leur silence sur la forme que doit prendre ce rapport. Le plus grand flou règne en effet sur la façon dont ce rapport est présenté en pratique : par écrit et, en principe communiqué aux parties ; par oral à l’audience et donc soumis à la critique des parties ; ou encore, en cours de délibéré et couvert alors par le secret du délibéré.

 

Ainsi notamment, ce rapport constitue-t-il une formalité substantielle, à défaut de laquelle le jugement serait nul, en vertu de l’article 36 de la loi (aujourd’hui art. L.621-27) en cas de saisine du tribunal (quelle que soit d’ailleurs la personne qualifiée pour exercer cette saisine, contrairement à la présentation proposée par le gouvernement dans cette affaire) en cours de période d’observation afin de mettre un terme à celle-ci et d’ordonner la cessation totale ou partielle d’activité, ou, selon l’article 145 (art. l. 621-141), lorsque le plan de redressement est présenté par le débiteur dans la procédure simplifiée dépourvue d’administrateur ; et il est même précisé que le juge-commissaire doit émettre alors un avis motivé. En revanche, dans la procédure générale au cours de laquelle le plan est présenté par l’administrateur — comme en l’espèce —, l’article 61 de la loi (devenu art. 691-62) ne prévoit pas le rapport préalable du juge-commissaire tandis que le décret en fait une obligation générale (art. 24), dès lors que le tribunal statue sur les contestations nées du redressement ou de la liquidation judiciaire.

 

Des avocats rompus aux audience des tribunaux de commerce m’ont confié qu’ils n’avaient jamais entendu à l’audience de rapport du juge-commissaire et encore moins obtenu communication d’un rapport écrit, y compris lorsque ce rapport est obligatoire et constitue donc une formalité substantielle. Certes, il ne faut pas généraliser mais c’est, sans doute, le signe d’un usage assez répandu.

 

De fait, la jurisprudence considère que ce rapport n’est soumis à aucune condition de forme, et peut donc, dans tous les cas, être présenté oralement. Le jugement doit seulement mentionner l’accomplissement de cette formalité, sans être toutefois tenu de préciser en quelle forme le rapport a été fait.

 

On peut donc trouver assez stérile l’argumentation développée par le requérant, à partir du visa de l’article 36 et de la mention d’un “rapport” du juge-commissaire dans le jugement, pour soutenir que ce rapport avait dû être écrit et qu’il avait donc été tenu secret, aucune communication ne lui en ayant été faite. Autrement dit, son argumentation était la suivante : puisque le rapport était établi en application de l’article 36 (parce que le tribunal a statué sur la liquidation de l’entreprise), il était nécessairement obligatoire et écrit. Son défaut de communication constituait donc une violation du principe de l’égalité des armes. Et le requérant d’invoquer la jurisprudence de la Cour de Strasbourg qui veille au respect du principe selon lequel toute pièce ou observation présentée au tribunal, même par un magistrat indépendant, doit être communiquée aux parties, principe qui avait été commenté ici, il y a deux ans, à propos de la présentation de l’affaire Reinhardt et Slimane-Kaïd, par mon collègue François-Guilhem Bertrand[3], et qui devrait s’appliquer au rapport du juge-commissaire, du moins si ce rapport est obligatoire.

 

Mais c’est là que le bât blessait. Le moyen était doublement inexact.

 

Inexact d’abord, parce que la référence à l’article 36 dans les mentions du jugement provenait d’une erreur de plume, la procédure à suivre en l’occurrence étant celle de l’article 61 qui n’impose pas de rapport préalable. Du moins, c’est ce qu’a soutenu le gouvernement français dans cette affaire et c’est ce qu’a paru admettre à l’audience le requérant. La Cour a constaté en conséquence que cette argumentation qui ne reposait que sur des mentions erronées s’effondrait dès lors que l’erreur était constatée et reconnue par les parties.

 

Mais de toute façon, le moyen était juridiquement inopérant puisqu’en tout état de cause le rapport pouvait avoir été présenté oralement, quel que soit le fondement textuel de la production de celui-ci. Si donc le rapport du juge-commissaire avait été présenté oralement, la communication s’était faite à l’audience, comme l’avait admis la Cour de cassation en 1996. Et si le rapport n’avait pris la forme que d’observations orales lors du délibéré, il pouvait être assimilé à l’avis sur le mérite du pourvoi émis par le conseiller-rapporteur devant la Cour de cassation, avis que la Cour européenne a effectivement jugé couvert par le secret du délibéré dans l’affaire Reinhardt précitée.

 

On reconnaîtra toutefois que ces zones d’ombre du droit français, et notamment l’absence de tout contrôle réel sur le respect de l’obligation faite au juge-commissaire de présenter un rapport préalable, autorisent des pratiques qui malmènent, quelque peu, les droits de la défense. Il est dommage que cette vraie question ait été escamotée dans la discussion devant la Cour au motif d’un acquiescement, du reste par la suite contesté[4], du requérant à la thèse du gouvernement.

 

Il serait donc utile de clarifier les règles en la matière en exigeant à tout le moins que les juges précisent en quelle forme le rapport a été présenté afin de permettre le contrôle de ces principes. Par ailleurs, l’assimilation entre le juge-commissaire, personnage omnipotent de la procédure depuis son origine, au conseiller-rapporteur devant la Cour de cassation est très contestable. Quand le rapport est obligatoire et oral, il devrait nécessairement être soumis d’une façon ou d’une autre à la critique des parties. Enfin, l’exigence même de ce rapport n’est pas indifférente à l’appréciation que l’on peut porter sur le deuxième grief articulé par le requérant.

 

 

II • Sur l’absence d’atteinte au principe d’impartialité

 

Après avoir, en vain, tenté de convaincre la Cour de la partialité personnelle du juge-commissaire à son encontre, le requérant contestait ensuite l’impartialité objective de celui qui avait siégé dans la formation de jugement alors qu’il disposait de pouvoirs très étendus dans la phase d’observation des sociétés. C’était la question essentielle soulevée par cette affaire.

 

Le juge-commissaire, qualifié par les auteurs de “pivot”, “d’homme-orchestre”, de “personnage central  de la procédure", détient de larges pouvoirs qui lui permettent de porter de multiples casquettes :

• un pouvoir général de surveillance du bon déroulement de la procédure et des organes de celle-ci, dont il peut proposer le remplacement

• une compétence de juge d’appui pour prendre des mesures urgentes ou conservatoires

• une compétence de juridiction gracieuse pour autoriser des actes graves tels les licenciements ou des actes de disposition étrangers à la gestion courante

• une compétence  pleinement juridictionnelle pour statuer sur l’admission des créances au passif de l’entreprise.

 

Tous ces pouvoirs lui procurent indéniablement une connaissance approfondie du fonctionnement des sociétés en cause et du déroulement de la procédure. Il est doté d’ailleurs de larges pouvoirs d’information auprès de multiples organismes pour connaître la situation économique et financière de l’entreprise.

 

Or, le principe d’impartialité n’impose-t-il pas une séparation des fonctions d’instruction et de jugement (arrêt Cubber c/ Belgique du 2 oct. 1984) comme de celles de poursuite et de jugement (arrêt Piersack c/ Belgique du 1e oct. 1982), afin qu’à chaque étape distincte de la procédure un œil neuf intervienne et que soient ainsi préservées - selon la formule consacrée - les apparences et la confiance que les tribunaux doivent inspirer aux justiciables ?

 

On connaît l’adage si souvent rappelé par la Cour : «Justice must not only be done, it must be seen to be done».

 

A cet égard, la Cour concède que la présidence du tribunal par le juge-commissaire pouvait susciter des doutes chez le requérant mais l’analyse minutieuse des circonstances de l’affaire l’a conduite à conclure que ces doutes n’étaient pas en l’espèce objectivement justifiés.

 

Il faut souligner la motivation extrêmement circonstanciée de l’arrêt Morel qui suit une méthode déjà bien éprouvée par la Cour de Strasbourg mais qui rend très délicate l’appréciation de la portée de cette décision, y compris dans le domaine très spécifique du rôle du juge commissaire.

 

A • Une méthode d’appréciation déjà éprouvée

 

Comme la Cour l’a rappelé, il faut se départir de tout dogmatisme et de tout a priori. La formule clé est donnée au paragraphe 45 : « la réponse à cette question varie suivant 'les circonstances de la cause'».

 

D’emblée sont ainsi balayés tous les précédents invoqués par le requérants et rendus dans d’autres domaines, y compris sur d’autres aspects des procédures collectives : les arrêts de la Cour de cassation de 1999 interdisant la présence du rapporteur à la COB ou au Conseil de la concurrence pendant le délibéré[5] ; les arrêts de 92 et 93 de la Chambre commerciale de la Cour de cassation[6] interdisant, dans le cadre de la procédure de saisine d’office aux fins de poursuite en faillite personnelle du dirigeant, d’exprimer dans la convocation une opinion personnelle, à l’encontre de la personne visée, susceptible de constituer un risque de préjugé ou de parti pris ; ou encore un arrêt de la Cour de Grenoble de 1997[7] ayant reproché à un magistrat d’avoir siégé comme président et juge-commissaire dans les instances ayant prononcé le redressement judiciaire puis la liquidation judiciaire d’une société et ensuite d’avoir présidé le tribunal qui avait prononcé la mise en faillite personnelle du dirigeant.

 

Ainsi, la Cour s’abstient-elle de tout jugement sur notre jurisprudence nationale en la matière. On ne peut donc en induire ni désaveu ni approbation de cette jurisprudence. Les circonstances sont simplement différentes du cas jugé. Le contexte fortement teinté de coloration pénale de ces jurisprudences est effectivement différent de celui – purement économique – de l’affaire Morel.

 

De même sont  indifférentes, aux yeux de la Cour, les circonstances suivantes :

 

- le simple fait d’avoir pris des décisions avant le jugement sur le fond ne constitue pas en soi une atteinte à l’impartialité objective. Un magistrat peut fort bien intervenir à des phases différentes de la procédure si ces décisions n’ont pas le même objet. Il ne faut pas avoir une conception trop rigide du principe de la séparation des fonctions. L’observation reprend une jurisprudence abondante par laquelle la Cour a admis dans des affaires intéressant la matière pénale, et même au sujet de la détention provisoire, qu’un juge ayant pris des décisions limitées pendant la période d’instruction puisse ensuite siéger dans la formation de jugement, à la condition que ces premières décisions n’impliquent pas d’avoir préjugé la question à trancher[8];

 

- la connaissance approfondie du dossier par le juge - et notamment de données préliminaires entrant en compte dans l’appréciation finale - n’implique pas davantage un préjugé empêchant de le considérer comme impartial au moment du jugement sur le fond.

 

Quant à l’influence qu’un juge peut exercer sur les autres, elle est tout simplement en dehors du débat.

 

Tout dépend, en définitive, d’un critère chronologique : à quel moment les éléments du litige ont-ils été appréciés, avant ou lors de l’appréciation finale, avant ou avec le jugement ?

 

Appliquée au cas Morel, la seule question qui importe (à la Cour) est celle de savoir si, « compte tenu de la nature et de l’étendue des fonctions du juge-commissaire durant la phase d’observation et des mesures adoptées, ce dernier fit preuve d’un parti pris quant à la décision à rendre par le tribunal » (§ 47).

 

C’est dire qu’il faut comparer très exactement l’objet des mesures prises par le juge-commissaire et celui du jugement rendu et définir le moment auxquels ces divers éléments sont intervenus.

 

Pour la Cour, chacun des termes de la comparaison avait un objet distinct et se produisait en un temps différent. Durant la phase d’observation, le juge-commissaire n’avait pris que des mesures relatives à la gestion de l’entreprise. Le tribunal, quant à lui, devait apprécier la viabilité à plus ou moins long terme du plan de continuation proposé par le requérant, en se plaçant  à la fin de la phase d’observation.

 

C’est donc au vu des circonstances de la cause, qu’elle conclut à l’absence de violation de l’article 6-1. C’est aussi au vu de ces circonstances particulières, et de l’appréciation qui en a été faite par la Cour, qu’il convient de mesurer la portée — qui me semble très relative — de cet arrêt.

 

B • La portée toute relative de l’arrêt

 

Les décisions prises en l’espèce étaient nombreuses et de nature différente.

 

La plupart relevait de la catégorie des mesures conservatoires (séquestre de compte, désignation d’experts). Elles ne soulevaient pas de difficulté. Mais il y avait eu aussi des autorisations de ventes et surtout des autorisations de licenciement pour disparition de postes (14 personnes licenciées).

 

Ces dernières mesures sont déjà plus litigieuses car elles impliquent — pour en déterminer l’utilité, voire la nécessité — une appréciation portée sur la situation économique et financière des sociétés. Il en serait de même si l’autorisation du juge-commissaire était sollicitée pour la poursuite de contrats en cours. De plus, ce sont des mesures susceptibles d’engager l’avenir de l’entreprise. C’est pourquoi l’on parle de « véritable magistrature économique » du juge-commissaire[9].

 

Mais ces mesures sont prises et appréciées pendant la période d’observation au vu de la situation actuelle de l’entreprise. Elles n’impliquent aucune projection dans l’avenir, aucun regard prospectif sur la viabilité de son redressement, même s’il peut y avoir des points de contact.

 

D’ailleurs, dans l’affaire Morel, le plan a été refusé, semble-t-il, exclusivement pour insuffisance de garanties financières du débiteur, déficience qui avait été soulignée par l’administrateur dans son rapport et qui était sans lien aucun avec les mesures prises par le juge-commissaire. La solution est donc convaincante au regard des circonstances de l’affaire.

 

Mais, que faudrait-il décider dans des circonstances faisant apparaître un lien plus étroit entre les décisions préliminaires du juge-commissaire et le jugement sur le plan ? Spécialement dans les hypothèses où il doit donner un avis préalable, comme par exemple dans la procédure simplifiée sur le plan de continuation proposé ?

 

La question n’a pas été débattue sous cet angle dans l’affaire Morel, mais elle avait fait l’objet de décisions contrastées des juridictions nationales. Et la doctrine était plutôt sceptique sur la conformité de notre droit à l’article 6[10].

 

La Chambre commerciale en 1992[11], suivie par les Cours de Paris et de Besançon[12] avait estimé que la présence au tribunal du juge-commissaire ne portait pas atteinte au principe de l’impartialité, même si le tribunal ne pouvait statuer sans avoir au préalable pris connaissance de son rapport, mais la Cour de Versailles a estimé qu’un juge-commissaire ne peut à la fois donner son avis et juger ensuite[13]. Il est vrai que cette jurisprudence est intervenue sur un aspect différent du droit de la faillite, l’hypothèse de procédures de sanctions contres les dirigeants.

 

De fait, dans de telles hypothèses, il a bien forgé son appréciation avant le jugement. La délimitation chronologique entre les diverses appréciations n’est plus respectée et l’atteinte au principe d’impartialité est patente.

 

Mais l’idée qu’on ne peut à la fois donner un avis sur une affaire et la juger ensuite est transposable à tous les domaines dans lesquels le juge-commissaire doit être préalablement consulté et même, peut-être, au-delà, compte tenu de l’étroitesse de la collaboration qui s’instaure entre l’administrateur et le juge-commissaire qui travaillent le plus souvent la main dans la main.

 

Certes, on pourrait faire valoir les nécessités de rapidité et d’efficacité qui impriment à la procédure en cette matière des spécificités auxquelles la Cour européenne peut être sensible. Il est certes utile que le juge-commissaire, qui a la meilleure connaissance du dossier et qui a fait vivre la procédure depuis son origine, puisse donner son avis. Mais il importe aussi d’éviter tout risque de confusion des rôles, d’éviter surtout que ce personnage central ne puisse être sensible à des influences extérieures pour accepter des offres de reprise de l’entreprise en difficulté, ou du moins puisse être suspecté de l’être.

 

C’est pourquoi il faut être prudent dans l’interprétation de l’arrêt Morel qui ne remet nullement en cause la jurisprudence française récente qui a fait une application stricte du principe d’impartialité pour interdire, dans une matière assimilée au droit pénal, la présence du rapporteur devant la COB ou le Conseil de la concurrence lors du délibéré. Certes les Etats disposent toujours d’une marge d’appréciation, spécialement en matière économique ou dans des contentieux spécialisés qui pourrait expliquer la solution Morel.

 

Quoi qu’il en soit, même si une latitude est laissée aux Etats, on peut former le vœu que la France en fasse un bon usage et qu’on ne revienne pas sur des intentions de réforme salutaire,  ne serait-ce que pour restaurer la confiance — aujourd’hui bien écornée — dans le déroulement des procédures collectives devant les tribunaux de commerce.

 

 

 

Michele DE SALVIA

 

Il s’agit d’une impartialité dans un cadre civil. Toute la jurisprudence de la Cour a été élaborée par rapport aux espèces pénales.



[1] Cf. Les intentions de réforme des lois du 1er mars 1984 et du 25 janvier 1985, C. Saint-Alary, P.A. du 6 sept. 2000.

[2] B.IV, N. 23 et l’article de M. Vallens, “Droit de la faillite et droits de l’Homme, la loi sur le redressement judiciaire et la CEDH”, RTDH,  1997, p. 567.

[3] Arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd c/ France du 31 mars 1998, Cahiers du CREDHO, n° 5 ; voir aussi l’arrêt Nideröst-Huber c/ Suisse du 27 janvier 1997.

[4] M. Morel a formé par la suite une demande de renvoi devant la Grande Chambre.

[5] Cass. ass.pl. , 5 fév. 1999, J.C.P. ed. E 1999, p. 957 ; cass. com., 5 oct. 1999, D. 2000, sommaire commenté M.-L.Niboyet.

[6] 3 nov. 92 et 16 mars 93, D. 1993, 538, note Vallens.

[7] 11 sept. 1997, D. 1998, 128, note Renucci.

[8] V. Hauschildt c/ Danemark du 24 mai 1989 pour la formulation du principe bien qu’en l’espèce l’atteinte ait été jugée constituée ; Padovani c/ Italie du 26 février 1993 ; Nortier c/ Pays-Bas du 24 août 1993 ; Fey c/ Autriche du 24 février 1993;  Saraiva de Carvalho c/ Portugal du 22 avril 1994 et Bulut c/ Autriche du 23 janvier 1996 pour des exemples d’atteinte non constituée.

[9] Cf. C. Saint-Alary-Houin, Droit des entreprises en difficulté, Montchrestien, coll. Domat, 1995, 683 p.

[10] Cf. Vallens changeant d’avis entre sa note précitée en 1993 et son article précité, et Renucci note précitée.

[11] Arrêt Morel, précité.

[12] CA Paris 5 nov . 1994 et CA Besançon 19 mai 1995, RPC 1996, p. 52.

[13] CA Versailles 12 nov. 1993, RPC 1994, p. 26, obs. Dureuil.

 

 


 

 

Le champ d’application de l’article 6 CEDH en matière financière

 

 

Le cas de la Cour de discipline budgétaire et financière :

l’affaire Guisset (26 septembre 2000)

 

par

 

David Rochon

Doctorant à l’Université de Paris XI

 

 

 

 

Il apparaît presque naturel qu'après le contentieux pénal, disciplinaire, administratif, ou fiscal, le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme vienne affecter à son tour le contentieux des juridictions financières. Pour sembler aller de soi, ce nouveau développement n'en est pas moins problématique tant les préoccupations qui président au contrôle juridictionnel des finances publiques et la philosophie dont procède la Convention sont éloignées. La décision Guisset en est l’illustration : donnant lieu à une condamnation de la France pour violation de l'article 6‑1 de la Convention en raison de l'absence de publicité des débats et de la durée déraisonnable de la procédure devant la Cour de discipline budgétaire et financière.

 

Cette affaire soulève une question plus générale, celle de la conciliation des exigences de la Convention européenne des droits de l’Homme avec l’action des juridictions financières. Ancien ambassadeur de France aux Emirats arabes unis, M. Guisset avait méconnu des règles élémentaires du droit budgétaire en contractant en 1980 et 1981, au nom de l'ambassade de France et de sa propre initiative, un emprunt destiné au financement d'un centre culturel français à Abou Dhabi. Le montage financier dont il était le concepteur était à la fois ingénieux, commode et économe des deniers de la France, il n'en demeurait pas moins parfaitement irrégulier, dans la mesure où seul le Ministre des Finances était susceptible de souscrire un tel engagement. Ayant eu connaissance de manière incidente de ce manquement, la Cour des comptes décidait en février 1984 de renvoyer M. Guisset devant la Cour de discipline budgétaire et financière, juridiction compétente pour juger des infractions commises par les ordonnateurs. Celui‑ci n'en était pas cependant pas avisé à l'époque. Ayant quitté les Emirats arabes unis, il était nommé ambassadeur de France en Bolivie jusqu'en 1986, date à laquelle il cessait ses fonctions diplomatiques sans recevoir de nouvelle affectation ; il ne conservera que son traitement de base sans nouvel avancement jusqu'à sa mise en retraite en 1997. En février 1987, le Procureur général de la Cour des comptes avait demandé l'ouverture d'une instruction, ce dont M. Guisset avait été informé quelques mois plus tard. Entendu par le rapporteur à deux reprises, en juin et juillet 1987, il était renvoyé par une décision du Procureur général près la Cour des comptes en date du 15 novembre 1988 devant la Cour de discipline budgétaire et financière. Le 7 février 1989, M. Guisset en était avisé et pouvait prendre connaissance du dossier.

 

Après avoir présenté sa défense, il était condamné à deux mille francs d'amende par la Cour dans un arrêt notifié le 3 octobre 1989. Sur pourvoi du requérant, cet arrêt était finalement cassé le 29 décembre 1993 par le Conseil d'Etat pour non réponse à une fin de non-recevoir soulevée par le requérant. Pris sur renvoi, le second arrêt de la Cour de discipline budgétaire en date du 12 avril 1995, tout en constatant la violation des règles budgétaires, décidait de ne pas entrer en voie de condamnation à l'encontre de M. Guisset qui était donc relaxé. Celui‑ci s'estimant néanmoins victime en raison de son maintien dans une position statutaire peu conforme à ses aspirations, saisit la Commission européenne des droits de l'Homme qui conclut le 9 mars 1998[1] à l'applicabilité de l'article 6 §1 à la procédure devant la Cour de discipline budgétaire et financière et déclare la requête présentée par M. Guisset partiellement recevable.

 

La Cour, saisie de deux réclamations ayant trait l'une à la longueur du délai de la procédure, l'autre à l'absence de publicité des audiences devant la Cour de discipline budgétaire et financière, constate la violation de l'article 6§1, tant en ce qui concerne le délai excessif de la procédure que l'absence de publicité des audiences et condamne la France. Ce faisant, elle retient une application particulièrement exigeante de l’article 6-1 de la Convention, à la lumière de laquelle on doit s’interroger sur les conditions d’action des juridictions financières dans leur ensemble et la pérennité du système juridictionnel de contrôle des finances publiques.

 

 

I • L’application exigeante de l’article 6-1 à la procédure devant la Cour de discipline budgétaire et financière

 

A • Une applicabilité légitime

 

Dans sa décision, la Cour se borne à constater de manière laconique l’applicabilité de l’article 6-1, estimant que « la Cour de discipline budgétaire et financière doit être regardée comme décidant du bien-fondé d’accusations en matière pénale » au sens de la Convention »[2], en prenant acte du revirement intervenu dans la jurisprudence du Conseil d’Etat à ce sujet.

 

Relativement prévisible, cette solution est parfaitement cohérente avec la jurisprudence antérieure de la Cour, qui fait dépendre l’applicabilité de l’article 6 de la nature du litige et non de celle de la juridiction. La question de l’applicabilité de l’article 6-1 n’était plus réellement contestée devant la Cour, mais avait été âprement débattue devant la Commission. Pour conclure que la Cour de discipline budgétaire était saisie du « bien-fondé d’accusations en matière pénale », la Commission a très classiquement fait référence tant à la nature de l'infraction qu'à la nature et au degré de gravité de la sanction. A ces fins, elle souligne à la fois le caractère général de la norme sanctionnée, la nature préventive et répressive de la sanction et enfin la gravité de la peine encourue.

 

S’agissant de la norme sanctionnée, elle possède selon la Commission un caractère général dans la mesure ou elle s’applique indistinctement à tous ceux qui sont susceptibles de se trouver en situation de commettre l’infraction.

 

S'agissant de la nature de l'infraction, le caractère à la fois préventif et répressif de la sanction lui paraît établi puisqu'il s'agit de prévenir toute gestion irrégulière des deniers publics et d'en réprimer les auteurs. Du reste la Cour de discipline budgétaire a vocation à prononcer des amendes qui n’ont pas un caractère de réparation mais de sanction[3].

 

S’agissant de la gravité de la sanction, là encore la cause est entendue puisque celle-ci peut aller jusqu'à deux fois le montant brut annuel du traitement de la personne poursuivie. Si ces sanctions ne sont pas, ainsi qu’il a été souvent souligné, particulièrement lourdes, on ne saurait affirmer non plus qu’il s’agit de sanctions de principe.

 

Cette solution remet en cause la position traditionnelle des juridictions françaises pour qui la question de l'applicabilité de l'article 6 au contentieux devant la Cour de discipline budgétaire et financière avait appelé de longue date une réponse négative[4]. La position tant du Conseil d’Etat que de la Cour de discipline budgétaire et financière était fondée sur la nature spécifique  des sanctions prononcées par la CDBF : ni disciplinaires, ni pénales, échappant au régime des unes et des autres et susceptibles de se combiner avec elles. Ainsi par exemple relevait-t-on habituellement le fait qu’elles étaient exclues en raison de leur nature particulière des lois d’amnistie[5]. Cette altérité fait tout l'intérêt de la sanction budgétaire, susceptible de constituer tantôt une alternative à la répression pénale que celle‑ci ne fusse pas souhaitée ou plus possible, tantôt un moyen d’alourdir celle‑ci pour souligner la gravité de la faute. Aussi le Conseil d’Etat avait-il rappelé notamment dans un arrêt du 30 octobre 1991, M. Dussine et M. Gautier, que « les amendes prononcées… par la Cour de discipline budgétaire et financière n’interviennent pas dans le cadre d’une contestation sur des droits et obligations de caractère civil ni dans celui d’une accusation en matière pénale » au sens de l’article 6-1 de la Convention. De nouveau saisi d’un pourvoi dans l’affaire Guisset, il avait maintenu cette solution jusqu’à la décision contraire de la Commission.

 

B • Une application exigeante

 

L’article 6 déclaré applicable, sa violation est sanctionnée sur deux plans, celui du délai de la procédure tout d’abord, jugé déraisonnable, celui du défaut de publicité des audiences ensuite.

 

Le délai de la procédure devant la Cour de discipline budgétaire et financière est jugé non raisonnable. Même en retenant comme elle le fait pour point de départ la date la plus favorable aux prétentions du Gouvernement français, à savoir la notification à la personne poursuivie du « reproche d'avoir accompli l'infraction », c'est-à-dire en l'occurrence non la date de déféré devant la Cour de discipline budgétaire et financière, le 15 février 1984 mais celle de la notification le 11 février 1987 à M. Guisset par le Procureur général qu'une instruction était ouverte à son encontre, le requérant n'est jugé définitivement que huit ans plus tard et le délai considéré comme déraisonnable.

 

On sait que le caractère « raisonnable » du délai s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard, notamment, à la complexité de l’affaire, au comportement du requérant et à celui des autorités nationales compétentes. La Cour de Strasbourg apparaît dans cette affaire comme particulièrement exigeante dans son appréciation. Si l’on ne doit pas surestimer la complexité de l’affaire, on peut néanmoins souligner que celle-ci a donné lieu à un pourvoi en cassation, un renvoi et un nouveau pourvoi en cassation. D’autre part, il semble que le requérant ait assumé une part de responsabilité dans la longueur de la procédure, utilisant à plein les délais qui lui étaient laissés pour la préparation de sa défense.

 

Le deuxième aspect de la procédure devant la CDBF sanctionné par le juge de Strasbourg est l'absence de publicité des audiences. Expressément prévu par le code des juridictions financières[6], le secret des audiences présente un double intérêt : préserver la réputation de la personne poursuivie et assurer aux audiences une certaine sérénité. Cette règle apparaît surtout comme un héritage, celui du principe traditionnel d’absence de publicité des audiences devant les juridictions de l’ordre administratif[7]. Cependant, la contrariété entre l’article L. 314-15 du code des juridictions financières et le principe de l’article 6 de la CEDH ne faisait pas beaucoup de doute.  Celui-ci stipule en effet :

 « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial ».

 

C’est pourquoi le débat devant la Commission et la Cour porta moins sur le principe de la publicité que sur la possibilité pour le requérant de se prévaloir d’un quelconque préjudice, dans la mesure où il était difficile d’établir en quoi cette absence de publicité lui avait nuit. Cohérente eu regard de la philosophie démocratique sur laquelle repose la Convention, la justice s'exerçant sous le regard du public étant supposée s'exercer sous le contrôle du peuple, la solution retenue soulève néanmoins des objections dès lors que le défaut de publicité constitue aussi une protection du requérant et qu'il n'est pas établi qu'elle lui ait porté préjudice.

 

Ainsi, alors que l’applicabilité de l’article 6-1 apparaissait légitime et prévisible, son appréciation en l’espèce fait l’objet d’une lecture particulièrement exigeante de la part de la Cour de Strasbourg. Il convient d’en mesurer la portée non seulement sur la situation de la Cour de discipline budgétaire et financière mais également à la lumière de son incidence sur l’action des juridictions financières dans leur ensemble.

 

 

II • La difficile conciliation des exigences de la CEDH avec l’action des juridictions financières

 

Bien que frontalement contraires à la solution historiquement retenue par le juge français, les conséquences de la position du juge européen dans cette affaire n’en ont pas moins été très rapidement tirées. L’essentiel des ajustements a même été effectué dès la décision de la Commission et sans attendre l’arrêt de la Cour. Cependant, au delà des seules incidences sur la Cour de discipline budgétaire et financière qui pourront rester réduites, se pose un problème général de conciliation des exigences de la Convention européenne des droits de l’Homme avec l’action des juridictions financières. Longtemps anecdotique, la question de l’applicabilité de l’article 6 de la CEDH est en effet désormais, comme le relève Gilbert Orsoni, la plus fréquemment posée au Conseil d’Etat lorsqu’il intervient en cassation des arrêts de la Cour des comptes[8].

 

A • Les conséquences sur la CDBF pourront rester réduites

 

L'applicabilité de l'article 6 §1 à la procédure devant la CDBF n'est plus désormais contestée par les juridictions françaises. La décision de la Commission dans l’affaire Guisset a conduit le Conseil d’Etat à faire évoluer sa jurisprudence sans attendre. Dans sa décision de section du 30 octobre 1998, M. Lorenzi, la haute juridiction administrative conclut à l'applicabilité de l'article 6 à la procédure devant la Cour de discipline budgétaire et financière. Dans l'affaire Lorenzi, la Cour de discipline budgétaire et financière par une décision du 13 octobre 1993, avait en effet encore une fois affirmé que « quand elle est saisie d’agissements pouvant donner lieu aux amendes prévues par la loi ( ... ), la Cour de discipline budgétaire et financière doit être regardée comme décidant du bien fondé d' « accusations en matière pénale ». Le Conseil d'État, saisi d’un pourvoi en cassation invoquant le non respect des exigences de l'article 6‑1 de la CEDH en matière de publicité des audiences, accueille ce moyen et opère un complet revirement, posant pour principe que la Cour « doit dès lors siéger en séance publique sans que puisse y faire obstacle... l'article 23 de la loi du 25 septembre 1948 qui prévoit que « les audiences de la Cour ne sont pas publiques ».

 

Un certain nombre d’aménagements ont été apportés afin de garantir la conformité de la procédure devant la Cour de discipline budgétaire et financière aux exigences de la Convention. On doit ainsi constater que les préoccupations liées au respect de l’article 6 constituent aujourd’hui le principal vecteur d’évolution de la procédure devant la Cour. Celle-ci a procédé à un véritable aggiornamento en matière de publicité des audiences jusqu'en 1996 et alors même que le code des juridictions financières prévoit expressément la solution contraire, la Cour reconnaissait aux personnes poursuivies la possibilité d’exiger une audience publique et les informait de ce droit, tandis que depuis 1999, la Cour siège systématiquement en audience publique.

 

Ces aménagements laissent néanmoins subsister un certain nombre de difficultés.

 

• La question de la durée de la procédure devant la Cour de discipline budgétaire et financière reste un point d’achoppement important. Le problème ne saurait être facilement résolu dans la mesure où l’on se heurte à des difficultés de nature structurelle liées à la composition de la Cour. Celle-ci comporte six magistrats : le Premier Président de la Cour des comptes, le Président de la section des finances du Conseil d’Etat, deux conseillers d’Etat, et deux conseillers-maîtres à la Cour des comptes, le Procureur général près la Cour des comptes faisant office de Procureur. Amenée à jouer un rôle de plus en plus important pour répondre aux attentes nouvelles en terme de moralité publique, la Cour serait en réalité difficilement capable de faire face à une augmentation significative de son contentieux. Or, le projet de réforme de la Cour, transmis le 16 juillet 1996 au Premier Ministre, au Garde des Sceaux et au Ministre de l’Economie et des Finances, qui allait dans le sens d’une plus grande célérité de la juridiction en prévoyant notamment une augmentation du nombre de membres, la création de sections, l’élargissement du vivier des rapporteurs, n’a pas connu d’aboutissement.

 

• La possibilité d’un cumul des sanctions prononcées par la Cour avec les sanctions de nature pénale ou disciplinaire pourrait de la même façon s’avérer problématique[9]. La possibilité d’un tel cumul était fondée sur le caractère sui generis des sanctions budgétaires et par l’autonomie reconnue à la procédure devant la Cour. La qualification de sanction à caractère pénal au sens de l’article 6 de la CEDH n’a certes pas d’incidence directe en raison de l’autonomie de la définition de la matière pénale en droit européen ; elle rend cependant plus pressantes les interrogations sur la pertinence et la légitimité d’un tel cumul.  On doit toutefois souligner que la possibilité d’un cumul de sanctions joue un rôle irremplaçable lorsqu’il s’agit de définir la place et la fonction de la Cour de discipline budgétaire. La vocation de la sanction prononcée par la CDBF n’est pas en effet de se substituer à une autre répression, mais de souligner la gravité d’une faute et de caractériser clairement l’existence d’une violation du droit budgétaire. C’est pourquoi le niveau des amendes susceptibles d’être prononcées est relativement modeste et les sanctions effectivement prononcées en général modérées. La répression de l’infraction budgétaire vise à l’exemplarité, non à l’exclusivité ; elle se veut complémentaire et non redondante.

 

La problématique du respect des droits de la défense et des principes issue de l’article 6 de la Convention est aujourd’hui au cœur du débat. A la lumière de ces préoccupations il ne semble pas possible de faire l’économie d’une réflexion sur l’organisation d’une juridiction dont la crise identitaire est avérée. Inversement on ne comprendrait pas que la question du respect de la Convention européenne ne soit pas abordée si l’on entend penser la réforme des institutions de contrôle des finances publiques que sont la Cour des comptes et la Cour de discipline budgétaire et financière. Gilbert Orsoni évoquait à la suite de l’affaire Labor Metal la possibilité d’un « autre mode de fonctionnement » de la Cour des comptes dont les membres seraient spécialisés dans la gestion de fait et resteraient extérieurs à la délibération sur le rapport public. Pourquoi ne pas envisager une intégration complète de la CDBF au sein de la Cour des comptes, comme chambre spécifiquement chargée de la répression des irrégularités commise par les ordonnateurs ? Le premier Procureur général de la Cour des comptes, s’est déclaré publiquement favorable à l’intégration pure et simple de la Cour de discipline budgétaire et financière à la Cour des comptes, et ses propos ont été relayés par le premier président Joxe lors d’une audition devant la représentation nationale.  Il est vrai que le maintien d’une juridiction formellement distincte de la Cour des comptes contribue à un alourdissement souvent injustifié des procédures. C’est notamment le cas lorsque, comme en l’espèce, la saisine de la Cour de discipline budgétaire et financière intervient après une procédure qui s’est conclue par une déclaration de gestion de fait.

 

B • L’incidence de la CEDH sur le jugement des comptes reste plus incertaine

 

L’intervention de la décision Guisset clarifie la situation de la Cour de discipline budgétaire et financière. La question de l’applicabilité de l’article 6 au jugement des comptes des comptables publics, patents ou de fait, reste en revanche entière[10].

 

L’exclusion de principe de l’applicabilité de l’article 6 à la procédure de jugement des comptes est maintenue par les juridictions françaises. L’exclusion de la procédure de jugement des comptes du champ d’application de l’article 6 de la Convention européenne peut se prévaloir de solides justifications. Le juge des comptes ne juge pas selon une formule bien connue le comptable, mais le compte. Cela signifie que la mise en cause de la responsabilité du comptable s’effectue selon un mécanisme de responsabilité objective qui ne laisse aucune place, au niveau juridictionnel tout au moins, à la prise en considération du comportement personnel du comptable[11]. Le juge des comptes « ne peut légalement fonder les décisions qu’[il] rend dans l’exercice de sa fonction juridictionnelle que sur les éléments matériels des comptes soumis à son contrôle, à l’exclusion notamment de toute appréciation du comportement personnel des intéressés »[12]. C’est pourquoi le Conseil d’Etat continue d’exclure l’applicabilité de l’article 6 aux procédures de jugement des comptes du comptable patents comme de fait : « La Cour des comptes, lorsqu’elle juge les comptes des comptables publics, en vertu de l’article 1er de la loi du (…) 22 juin 1967, ne statue pas en matière pénale et ne statue pas sur des obligations à caractère civil »[13].

 

Cette exclusion, fermement maintenue par les juridictions françaises[14], entend trouver un certain appui sur la position des organes de Strasbourg. Dans l’affaire Muyldermans c/ Belgique[15], le rapport de la Commission avait posé le principe d’une distinction entre liquidation des comptes et jugement de l’action du comptable, laissant entendre « qu’une contestation relative à la liquidation du compte d’un comptable en tant que tel ne tomberait pas en principe dans le champ d’application de l’article 6 de la Convention »[16]. Dans cette affaire, la Cour ne concluait pas à l’applicabilité de l’article 6, mais seulement parce que la Cour des comptes belge tenait compte du comportement personnel du comptable pour apprécier l’étendue de sa responsabilité.

 

On assiste néanmoins à une relativisation progressive mais certaine de la portée de cette exclusion dont on peut se demander si elle ne porte pas en germe une « normalisation » complète de la procédure de jugement des comptes publics, au risque peut-être d’accroître la « coloration pénale » du contrôle juridictionnel des finances publiques qui pourrait perdre sa singularité.

 

• L’extension aux amendes prononcées contre les comptables de fait

 

Les amendes prononcées par les Chambres régionales des comptes et la Cour des comptes à l'encontre des comptables de fait ne pouvaient faire l'objet d'un traitement différent au regard de l'article 6 de la Convention de celui des amendes encourues devant la Cour de discipline budgétaire et financière. L'article L.313-14 du Code des juridictions financières prévoit en effet expressément que ces sanctions ont des caractères identiques. Aussi le Conseil d'Etat a-t-il logiquement estimé dans l'affaire SARL Deltana Perrin que le juge financier statue sur le bien-fondé d'accusations en matière pénale lorsqu'il prononce la condamnation d'un comptable de fait à une amende. Fort opportunément les décrets n° 95-945 du 23 août 1995 et 96-334 du 18 avril 1996 ont imposé la publicité des séances au cours desquelles la Cour et les Chambres régionales des comptes statuent à titre définitif sur une amende.

 

Fort opportunément, les décrets n° 95-945 du 23 août 1995 et 96-334 du 18 avril 1996 ont imposé la publicité des séances au cours desquelles la Cour et les Chambres régionales des comptes statuent à titre définitif sur une amende.

 

• L’extension indirecte à la déclaration de gestion de fait

 

Relative à une affaire de gestion de fait, la décision d’assemblée, société Labor Métal du 23 février 2000 a amené le Conseil d’Etat à remettre en cause « l’impartialité structurelle » de la Cour des comptes dans des termes identiques à ceux employés par la Cour européenne de Strasbourg dans l’affaire Procola. La haute juridiction administrative s’est fondée non directement sur l’article 6 de la Convention, mais sur les principes généraux des droits de la défense. Ce faisant, le juge administratif confirme la solution de principe rappelée quelques années auparavant dans la décision Nucci du 6 janvier 1995[17] : l’inapplicabilité en matière de gestion de fait de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme, pour la tempérer aussitôt par une application indirecte, à travers la référence aux principes d’impartialité et au respect des droits de la défense.[18] En réalité, si l’article 6 demeure formellement inapplicable à la procédure conduisant à la déclaration de gestion de fait, il n’en est pas moins matériellement très largement appliqué par l’appel à des principes qui empruntent comme on a pu le constater dans la décision Labor Metal jusqu’à leur formulation, aux arrêts de la Cour européenne de Strasbourg. C’est pourquoi il peut paraître assez vain de distinguer, en l’état de la jurisprudence, le prononcé des amendes pour lequel l’article 6 est reconnu applicable, du reste de la procédure. Cette solution semble résumer à elle seule toute l’ambiguïté de la notion de gestion de fait, dont le caractère répressif fait question. La « coloration pénale »[19] de l’ensemble de la matière est assez évidente, puisque au contraire du jugement des comptes du comptable patent, la déclaration de gestion de fait implique de la part du juge une appréciation du comportement de la personne poursuivie.

 

• L’extension possible au jugement des comptes du comptable patent.

 

Le contrôle de régularité des opérations financières publiques repose en France sur un principe, celui de la séparation des ordonnateurs et des comptables. Le régime de responsabilité objective et illimité des comptables publics constitue le corollaire de ce principe. Cette responsabilité est basée sur une logique qui n’est pas une logique de sanction mais une logique de garantie. Un certain nombre d’éléments permettent cependant de nuancer la singularité de la responsabilité du comptable public et la rapprochent d’un mécanisme de sanction. En premier lieu, on doit constater que le caractère objectif et automatique de la sanction n’est pas exclusif de l’idée de faute du comptable puisque celui-ci sera déchargé de sa responsabilité s’il établit qu’il n’a pas commis de faute. Surtout, la possibilité, largement employée en pratique, d’atténuation ou d’exonération a posteriori, en particulier à travers des remises gracieuses en faveur du comptable prononcées par le Ministre des finances, conduit en réalité à une appréciation de son comportement et de la gravité de son manquement. Mais s’agissant du comptable patent, c’est surtout la qualification de sa responsabilité au regard de la notion de contestation portant sur des droits et obligations à caractère civil qui, comme dans l’affaire Muyldermans, pose problème, dans la mesure où la mise en cause de la responsabilité du comptable entraîne pour lui des conséquences patrimoniales évidentes et importantes.

 

La singularité du contrôle juridictionnel des finances publiques continue d’être l’une des raisons de son efficacité ; ce contrôle a su maintenir une identité et une logique propre. Si des avancées dans le sens d’une meilleure prise en compte des droits de la défense et du respect des libertés individuelles paraissent tout à fait favorables, on peut en revanche exprimer quelques réserves quant à la mise en avant inconditionnelle de la dimension répressive dans le contrôle des finances publiques. D’autant plus que si la référence à l’article 6 de la Convention est en principe favorable à la personne poursuivie, la reconnaissance de la dimension répressive des procédures n’est pas dépourvue d’ambiguïtés. L’application n’en est pas nécessairement plus protectrice et la décision Guisset en fournit un exemple s’agissant de la publicité des audiences, susceptible dans de nombreux cas de s’avérer autrement plus préjudiciable à la personne poursuivie que les amendes susceptibles d’être prononcées par cette juridiction et dont le niveau reste relativement modeste.



[1] Commission EDH, 9 mars 1998, Guisset c/ France, req 33933/96. Cf. J-F Flauss, Actualité de la CEDH, AJDA, 1998, p. 984 s.

[2] § 59.

[3] M. Bouvier, M-C Esclassan, J-P Lassale, Finances Publiques. Paris, LGDJ, 5ed, 2000, p.374

[4] Gabriel Eckert note sous CE, Sect, 30 octobre 1998, Lorenzi. RDP, n°2 1999, p. 634.

[5] CE 7 juillet 1978 Massip, Rec. p. 301. Cf. également Hélène Surrel, "La publicité des audiences et l’applicabilité de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme aux juridictions financières. A propos des arrêts du Conseil d’Etat Mme Barthélémy, M. Lorenzi et SARL Deltana et M. Perrin", référence à compléter ?….

[6] Article 23 al. 9 de la loi du 25 septembre 1948.

[7] CE 25 juin 1948 Brillaud, Rec., p.292, D1949, somm, p. 21 « la publicité n’est exigée devant les juridictions administratives qu’à la condition qu’un texte législatif ou réglementaire impose cette règle de procédure ».

[8] G. Orsoni note sous CE, Ass., 23 février 2000, Société Labor Métal, Revue française de finances publiques n° 70, juin 2000, p. 210

[9] On rappellera par ailleurs que la Cour des comptes considère qu’elle ne peut prononcer d’amende pour gestion de fait dès lors qu’elle a saisi la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF, 30 sept 1987, Le Goff, Rec., p. 515)

[10] Cf. G. Orsoni, « Le Conseil d’Etat, juge de cassation des arrêts rendus par la Cour des comptes », Revue française de finances publiques, n° 70, p. 140.

[11] Le principe de cette responsabilité a été posé par le Conseil d’Etat dans un arrêt CE du 12 juillet 1907, Sieur Nicolle, Rec., . 656.

[12] CE, Ass., 20 nov. 1981, Ministre du Budget, Rec., p. 434.

[13] CE, Sect, 3 avril 1998, Mme Barthélémy, RFDA, 1998, p. 1039, concl. F. Lamy,. RFDA, 1998, pp. 1039-1046.

[14] CE, 19 juin 1991, Ville d’Annecy c/ M Dussolier, Rec., p. 242 ; AJDA, 1992, p. 150., concl. Abraham, Rev. Trésor, 1991, p. 642, concl.

[15] CEDH, 23 octobre 1991, Muyldermans c/ Belgique, Revue française de finances publiques, 1992, n° 37, note G. Montagnier.

[16] Rapport, § 54.

[17] CE, Sect., 6 janvier 1995, Nucci, Revue française de finances publiques, n° 52, 1995, p. 209.

[18] G. Orsoni note sous CE, Ass., 23 février 2000 Société Labor Métal, Revue française de finances publiques, n° 70, juin 2000, p. 207-213.

[19] G. Braibant, concl sous CE, Darrac, 12 décembre 1969, Rec. , p. 578.

 

 


 

 

Débats

 

 

 

Michele DE SALVIA

 

Si j’ai bien compris, la Cour n’a pas suivi la jurisprudence du Conseil d’Etat...

 

Les quatre interventions auxquelles nous venons d’assister soulignent la technicité du travail de la Cour et la France n’est qu’un pays parmi 41 Etats.

 

Me Michel PUECHAVY

 

Je voudrais apporter une précision à propos de l’affaire Morel dans laquelle j’étais l’avocat du requérant. Je n’ai jamais dit à l’audience que l’article 36 de la loi du 25 janvier 1985 n’était pas applicable. Il est vrai que dans l’arrêt, il est écrit que l’agent du gouvernement a soulevé, pour la première fois à l’audience, une erreur de plume dans la rédaction du jugement du Tribunal  de commerce qui viserait à tort l’article 36. C’est un moyen qui a été soulevé à la dernière minute et auquel je n’ai pas pu répondre. Mme Tulkens m’avait demandé si l’article 61 de la même loi était applicable en l’espèce. Oui, parce qu’il s’agissait d’un plan de redressement présenté par le requérant, l’article 61 était donc bien applicable. En revanche, contrairement à ce que dit la Cour et ce que laisserait entendre votre analyse, l’article 36 s’appliquait également car lorsqu’un plan de redressement est refusé par le Tribunal de commerce, on tombe automatiquement dans une procédure de liquidation judiciaire et, dans ce cas, l’article 36 s’applique. Tous les arrêts de la Cour de cassation, dans des affaires impliquant le rejet d’un plan de continuation et la conversion en liquidation judiciaire, visent l’article 36 de la loi. Monsieur Derrida est du même avis et il est un éminent spécialiste des procédures collectives.

 

Or, aux termes de l’article 36 un rapport doit être présenté par le juge-commissaire et ce rapport est visé à juste raison dans le jugement. M. Morel avait sollicité la communication de ce rapport au Président du Tribunal qui lui a refusé au motif qu’il était enfermé « dans le secret du délibéré ». Ni la Cour d’appel ni la Cour de cassation n’ont contesté l’existence de ce rapport, cette juridiction ayant considéré que le rapport était oral. Mais dès lors qu’un document fait l’objet d’un visa, il est difficile d’admettre qu’il est oral ! Or, que l’agent du gouvernement vienne nous dire à l’audience qu’il s’agit d’une erreur de plume alors que le principe du respect du contradictoire est en cause, n’est pas digne d’un débat de ce niveau (ce n’est pas la première fois qu’un agent du gouvernement nous fait le coup à l’audience). J’estime beaucoup M. Ronny Abraham qui effectue un travail considérable pour la défense des droits fondamentaux, mais la moindre des choses, c’est de permettre à l’adversaire de répondre à un argument soulevé à l’audience. J’ai fait une demande de renvoi devant la Grande Chambre qui malheureusement a été rejetée. Il n’y a donc pas eu erreur de droit du requérant comme le prétend la Cour qui a trouvé ainsi le moyen de liquider purement et simplement la question pour s’en débarrasser. C’est, comme vous l’avez dit, un « arrêt d’accident »

 

Marie-Laure NIBOYET

 

Et malheureux pour l’intéressé...

 

Me Michel PUECHAVY

 

Un mot sur l’impartialité : Monsieur Morel, qui se défendait lui-même devant le Tribunal de commerce de Nanterre est une personnalité difficile qui avait présenté de nombreuses requêtes. Il existait une animosité entre lui et le juge-commissaire. Celui-ci —et cela ne ressort pas des pièces du dossier— a volontairement liquidé son affaire par des licenciements, par la vente d’immeubles alors qu’il était possible de poursuivre l’exploitation. Monsieur Morel s’est trouvé démuni et la liquidation ne pouvait qu’être prononcée. Donc, il y avait manifestement une volonté délibérée de mettre fin à l’activité de la société de Monsieur Morel qui n’apparaît pas à la lecture des pièces, une volonté de ce juge-commissaire puisqu’ultérieurement il a été mis en examen et placé en détention provisoire. Voilà les observations que je voulais faire et les précisions que je voulais donner parce que quand on lit le dossier, on a une vision un peu différente...

 

Marie-Laure NIBOYET

 

Je suis ravie de votre présence et de pouvoir engager une discussion avec vous car je peux vous dire que je me suis véritablement arrachée les cheveux pour essayer de démêler l’exactitude des faits dans cette affaire. Sur le premier point, la question du rapport, il y a une contradiction entre ce qu’a dit la Cour de cassation en 1996, puisqu’elle a estimé que de toute façon ce rapport pouvait être présenté oralement et que rien ne démontrait qu’il ne l’avait pas été (ce qui était une façon de présumer que la formalité avait été accomplie), et ce qu'a soutenu le gouvernement devant la Cour de Strasbourg en considérant que, puisque ce n’était pas une hypothèse dans laquelle le rapport était obligatoire, on pouvait même imaginer que le rapport n'ait pas été présenté à l’audience, mais qu'il ait été couvert par le secret du délibéré. Je crois que vous aviez fait une demande de communication du rapport qui a été rejetée par le tribunal au nom du respect de ce secret du délibéré. Personnellement, et c’est ce que j’ai essayé de démontrer, je crois que la confusion la plus grande règne sur la question de savoir quand le rapport est obligatoire ou non. Je suit tout à fait d’accord avec vous.

 

La critique qu’il faut adresser, au-delà du cas particulier de l’affaire Morel, c’est une critique du droit français. La jurisprudence décide qu’en toute hypothèse (article 36 ou autre), le rapport peut être présenté oralement à l’audience, mais encore faudrait-il s’assurer que ce rapport a été présenté et qu’il y a effectivement un débat contradictoire sur le rapport. Je n’arrive pas à comprendre comment on peut tolérer que la loi impose un rapport sans permettre le contrôle du respect de cette formalité par le juge d'appel, et même, pourquoi pas, la Cour de cassation si elle était saisie de cette question précise de la forme en laquelle le rapport doit être présenté. Il y a une atteinte au principe de contradiction, et je suis tout à fait d’accord avec vous. Pour ce qui est de l’impartialité subjective, là je n’ai absolument rien à dire, puisque cela dépend de faits qui échappent à ma connaissance.

 

Michèle DUBROCARD

 

Je voudrais apporter quelques précisions concernant cette affaire. J’étais moi-même présente à l’audience. C’est un dossier que j’ai personnellement suivi dans les services de l’agent du gouvernement, en collaboration d’ailleurs étroite avec le ministère de la Justice. Il n’y a pas eu de « coup » de la part de l’agent du gouvernement à l’audience mais tout simplement, vous venez de le dire, les faits étaient extrêmement complexes. Il était très difficile de comprendre les tenants et les aboutissants de l’affaire, et nous avons pensé avec toute notre conscience, in fine, qu’en réalité l’explication à cette confusion résultait effectivement d’une erreur commise par les rédacteurs du jugement du tribunal de commerce. Il nous a semblé que tout prenait un sens plus éclairé, dès lors qu’on s’appuyait sur l’article 61 et non plus sur l’article 36. Je vous laisse maintenant libres de penser le contraire, et de considérer qu’en réalité c’était bien l’article 36 qui s’appliquait, mais nous avons pensé, nous, in fine, après avoir vu et revu l’affaire, au moment de l’audience, que c’était l’explication la plus plausible. Il n’y a donc pas eu de recherche délibérée de faire un « coup » ou un « effet de manche » à l’audience. Pas du tout. A nous-mêmes notre vérité nous est apparue très tardivement. Par ailleurs, je rappellerai qu’à l’audience devant la Cour européenne des droits de l’Homme, on laisse toujours la possibilité aux parties de répliquer aux arguments de l’adversaire.

 

 

 


 

 

Le champ d’application de l’article 6 CEDH en matière d'éloignement des étrangers

 

 

Le cas de l'interdiction du territoire :

l’affaire Maaouia (5 octobre 2000)

 

par

 

Gilbert Bitti

Service des affaires européennes et internationales, ministère de la Justice
Conseil du Gouvernement devant la Cour européenne des droits de l'Homme

 

 

 

 

Au ministère de la Justice nous sommes chargés des affaires judiciaires et nous préparons les mémoires pour le ministère de la Justice. Ces mémoires sont ensuite envoyés au ministère des Affaires Etrangères qui est l’agent du gouvernement français, le ministère de la Justice ayant la qualité de conseil.

 

 

Introduction

 

• Faits et procédure devant les juridictions internes

 

Le requérant, M. Nouri Maaouia est un citoyen tunisien né le 1er mai 1958 en Tunisie. Il vit en France depuis 1980.

 

Le 1er décembre 1988, il est condamné par la Cour d’assises des Alpes-Maritimes à la peine de six années de réclusion criminelle pour vol avec arme et violences volontaires avec arme suivies d’une incapacité supérieure à huit jours, pour des faits remontant à 1985. Il est mis en liberté le 14 avril 1990.

 

Le 8 août 1991, le Ministre de l’Intérieur prend un arrêté d’expulsion à l’encontre de M. Maaouia, en se fondant sur l’avis favorable de la Commission prévue à l’article 24 de l’ordonnance de 1945 rendu le 30 janvier 1991, après avoir constaté que le requérant a commis un vol avec port d’arme et des violences volontaires à l’aide ou sous la menace d’une arme et que sa présence sur le territoire français constitue une menace grave pour l’ordre public.

 

Le 14 septembre 1992, le requérant se marie avec une ressortissante française, invalide à 80%. Celle-ci a la charge d’une petite fille abandonnée par sa mère et auprès de laquelle M. Maaouia joue un rôle important notamment d’un point de vue financier.

 

Le 7 octobre 1992, l’arrêté d’expulsion du 8 août 1991 est notifié à M. Maaouia qui s’est rendu à la Préfecture des Alpes Maritimes pour solliciter la régularisation de sa situation. Cette notification est suivie d’une sommation d’embarquer pour la Tunisie le 9 octobre 1992.

 

Le 9 octobre 1992, présenté à l’embarquement d’un vol à destination de Tunis, le requérant refuse de se soumettre à l’exécution de l’arrêté d’expulsion du 8 août 1991.

 

Ces faits vont en fait entraîner de multiples contentieux que l’on va ici résumer du fait de leur complexité.

 

Le refus de M. Maaouia d’embarquer dans le vol à destination de Tunis entraîne des poursuites pénales à son encontre pour soustraction à l’exécution d’un arrêté d’expulsion. Le 19 novembre 1992, le tribunal correctionnel de Nice le condamne à un an d’emprisonnement ferme et à dix ans d’interdiction du territoire français pour s’être soustrait à l’exécution de l’arrêté d’expulsion du 8 août 1991. C’est cette condamnation à dix d’interdiction du territoire français qui va donner lieu au contentieux devant la Cour européenne des droits de l’Homme. M. Maaouia et le ministère public interjettent appel de ce jugement devant la Cour d’appel d’Aix-en-Provence respectivement les 23 et 25 novembre 1992.

 

Remis en liberté par cette Cour d’appel le 23 mars 1993, M. Maaouia soutient à l’audience du 5 avril 1993 qu’il est marié à une ressortissante française, que sa femme souffre d’un grave état dépressif et qu’il a reconnu sa petite fille âgée de 4 ans, actuellement confiée à sa grand-mère.

 

Par arrêt du 7 juin 1993, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, après avoir relevé que le requérant « reconnaît n’avoir pas ignoré que la commission spéciale des expulsions des étrangers s’était réunie le 30 janvier 1991 sur son cas », confirme le jugement du tribunal correctionnel de Nice et décerne mandat de dépôt à son encontre.

 

Le 9 juin 1993, M. Maaouia forme un pourvoi en cassation à l’encontre de l’arrêt de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence. Par arrêt du 1er juin 1994, la Cour de cassation rejette le pourvoi du requérant au motif « qu’il ne résulte ni du jugement entrepris ni d’aucunes conclusions régulièrement déposées, que M. Maaouia ait, devant les premiers juges, avant toute défense au fond, présenté une exception d’illégalité visant l’arrêté d’expulsion pris contre lui ».

 

Entre-temps, par ordonnance du 27 août 1993, le président du Tribunal de grande instance, saisi par le Préfet des Bouches-du-Rhône, constatant que la condamnation pénale qui a conduit au prononcé de l’interdiction du territoire du requérant a fait l’objet d’un pourvoi toujours pendant devant la Cour de cassation et que le tribunal administratif est d’autre part saisi d’une requête en annulation de l’arrêté d’expulsion du 8 août 1991, assigne M. Maaouia à résidence.

 

En effet, le 7 décembre 1992, le greffe du tribunal administratif de Nice a enregistré une requête présentée au nom de M. Maaouia, tendant à l’annulation de l’arrêté d’expulsion pris par le Ministre de l’Intérieur le 8 août 1991.

 

Par jugement du 14 février 1994, le tribunal administratif annule l’arrêté d’expulsion du 8 août 1991 au motif « qu’aux termes de l’article 23 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France l’expulsion peut être prononcée par arrêté du ministre de l’intérieur si la présence sur le territoire français d’un étranger constitue une menace grave pour l’ordre public ; que d’après l’article 24 de la même ordonnance l’expulsion ne peut être prononcée que si l’étranger a été préalablement avisé et s’il a été convoqué par une commission siégeant sur convocation du préfet ; considérant que le requérant n’a jamais reçu la convocation devant la commission et qu’il n’a pu de ce fait être entendu par ladite commission ; considérant que mise en demeure de produire en défense par le président du tribunal administratif le 24 juin 1993, le ministre de l’intérieur n’a pas déféré à cette demande et est censé avoir acquiescé aux faits exposés par le requérant ; qu’ainsi faute pour l’administration d’avoir régulièrement convoqué M. Maaouia devant ladite commission le requérant a été privé de la possibilité de présenter ses arguments, qu’ainsi l’arrêté en date du 8 août 1991 du ministre de l’intérieur est entaché d’un vice de procédure et doit de ce fait être annulé ».

 

Le 14 mars 1994, le jugement d’annulation de l’arrêté du 8 août 1991 est notifié au Ministre de l’Intérieur et à M. Maaouia.

 

Fort du jugement du Tribunal administratif de Nice, le conseil de M. Maaouia saisit le 12 août 1994 le Procureur général près la Cour d’appel d’Aix-en-Provence d’une requête en relèvement de l’interdiction du territoire national pour dix ans, prononcée par le tribunal correctionnel de Nice le 19 novembre 1992, faisant valoir notamment qu’il est marié à une française. C’est la longueur de cette procédure en relèvement du territoire français qui va être mise en cause devant la Cour européenne.

 

En effet, par courrier du 6 juillet 1995, le conseil de M. Maaouia rappelle au Procureur général près la Cour d’appel d’Aix-en-Provence les termes de sa demande en relèvement de l’interdiction du territoire présentée dans sa requête du 12 août 1994 et sollicite l’audiencement de l’affaire.

 

Par courrier du 12 juillet 1995, le Procureur général près la Cour d’appel d’Aix-en-Provence sollicite du procureur de la République près le Tribunal de grande instance de Nice qu’il lui communique son avis sur le mérite de la requête de M. Maaouia tendant au relèvement de son interdiction du territoire national et qu’il lui fasse parvenir les renseignements utiles sur la situation actuelle de ce dernier, ainsi que toutes observations de nature à permettre à la cour d’apprécier la suite à donner à cette demande. Le même jour, le Procureur général près la Cour d’appel d’Aix-en-Provence informe le conseil de M. Maaouia de son intention d’adresser sans délai un rappel aux autorités administratives concernant l’enquête sur la situation de son client et de l’aviser rapidement de la date d’audience.

 

Le 19 septembre 1995, à la suite des instructions du procureur de la République près le Tribunal de grande instance de Nice, en date du 20 juillet 1995, l’adjoint administratif du commissariat central de Nice fait parvenir les résultats de l’enquête effectuée au sujet de M. Maaouia.

 

Le 9 octobre 1997, le conseil du requérant adresse un nouveau courrier au Procureur général près la Cour d’appel d’Aix-en-Provence lui rappelant d’une part, le préjudice subi par M. Maaouia qui se voit refuser la régularisation de sa situation du fait de l’existence de l’interdiction du territoire national et, d’autre part, les démarches effectuées ces deux dernières années aux fins de voir l’affaire enfin audiencée. Il sollicite à nouveau l’audiencement de l’affaire.

 

Le 17 octobre 1997, le Procureur général près la Cour d’appel d’Aix-en-provence sollicite de la direction de la réglementation de la police générale à Nice son avis sur le mérite de la requête introduite par M. Maouia le 12 août 1994. Par courrier du 27 octobre 1997, le Préfet des Alpes Maritimes, répondant à cette demande, fait savoir au Procureur général que M. Maaouia était inconnu de ses services.

 

Par courrier du 3 novembre 1997, le Procureur général près la Cour d’appel d’Aix-en-Provence fait savoir au conseil de M. Maaouia que l’affaire est appelée à l’audience du 26 janvier 1998. Le même jour, il sollicite du Préfet des Alpes Maritimes son avis sur le mérite de la requête de M. Maaouia et dépose ses réquisitions en faveur du relèvement de l’interdiction du territoire national.

 

Le 6 novembre 1997, le Procureur général demande au greffier du tribunal administratif de Nice de lui confirmer le caractère définitif de la décision du 14 février 1994 portant annulation de l’arrêté d’expulsion du 8 août 1991.

 

Par courrier du 13 novembre 1997, le Préfet des Alpes Maritimes en réponse à la sollicitation du Procureur général du 3 novembre 1997, fait savoir qu’il est favorable au maintien de la mesure d’interdiction du territoire, compte tenu des faits qui l’ont motivée, à savoir la soustraction à l’exécution de l’arrêté d’expulsion.

 

Le 25 novembre 1997, le greffier du tribunal administratif de Nice confirme le caractère définitif du jugement du 14 février 1994.

 

Le 7 janvier 1998, le conseil de M. Maaouia dépose au greffe de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence ses conclusions en vue de l’audience du 26 janvier 1998.

 

Par arrêt du 26 janvier 1998, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence fait droit à la demande du requérant et ordonne le relèvement de l’interdiction du territoire, aux motifs que par jugement définitif du 14 février 1994, le Tribunal administratif de Nice a annulé l’arrêté d’expulsion du 8 août 1991.

 

Le requérant va également déposer de nombreuses demandes et recours devant le Préfet des Alpes Maritimes et le Tribunal administratif de Nice aux fins d’obtenir la régularisation de sa situation. Celle-ci n’interviendra qu’au mois de juillet 1998.

 

Il dépose également le 19 juillet 1994 une demande en révision de l’arrêt du 7 juin 1993 de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence qui sera accueillie le 19 février 1996 par la commission de révision des condamnations pénales mais finalement rejetée par la chambre criminelle de la Cour de cassation, siégeant comme cour de révision, le 28 avril 1997.

 

• Procédure devant les organes de Strasbourg

 

Dès le 30 décembre 1997, le requérant a introduit devant la Commission européenne des droits de l’Homme, en application de l’ancien article 25 de la Convention, dans sa rédaction antérieure à l’entrée en vigueur du Protocole n° 11, une requête contre la France, estimant que sa cause n’avait pas été entendue dans un délai raisonnable.

 

Cette requête a été transmise à la Cour européenne le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole n˚ 11, en application de l’article 5 paragraphe 2 de ce Protocole, et a été distribuée à la troisième Chambre de la Cour européenne. Par une décision du 12 janvier 1999, celle-ci a, à l’unanimité, décidé d’ajourner l’examen du grief concernant la durée de la procédure en relèvement de l’interdiction du territoire français et déclaré la requête irrecevable pour le surplus.

 

Il convient de souligner que dans ses observations, le Gouvernement français a soulevé à titre principal l’irrecevabilité ratione materiae de la requête présentée par M. Maaouia, en raison de l’inapplicabilité de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme aux procédures en relèvement de l’interdiction du territoire national. En revanche, en ce qui concerne la durée de cette procédure, le Gouvernement n’a pas contesté son caractère excessif, s’en remettant ainsi « à la sagesse de la Cour » sur le fond du grief. Ainsi, la seule question débattue dans cette affaire était l’applicabilité de l’article 6.

 

Eu égard à l’importance de la question, et sans doute aussi à la nécessité pour la nouvelle Cour de fixer rapidement sa jurisprudence sur ce point, la troisième Chambre a décidé le 1er février 2000 de se dessaisir de l’affaire au profit de la Grande Chambre de la Cour européenne, aucune des deux parties ne s’y étant opposée conformément à l’article 30 de la Convention. La Grande Chambre a rendu sa décision finale sur la recevabilité le 22 mars 2000, déclarant à l’unanimité la requête recevable, tous moyens de fond réservés, y compris bien entendu la question de l’applicabilité de l’article 6 de la Convention.

 

Par courrier du 13 avril 2000, le Gouvernement a sollicité une audience dans cette affaire en application de l’article 59 paragraphe 2 du Règlement intérieur de la Cour. Cette audience a eu lieu le 5 juillet 2000. Par arrêt du 5 octobre 2000, la Grande Chambre de la Cour européenne, par 15 voix contre 2, a décidé que l’article 6 de la Convention n’était pas applicable. La motivation de l’arrêt semble avoir donné lieu à une discussion difficile entre les juges puisque 5 juges faisant partie de la majorité ont cependant voulu exprimer leur opinion de manière séparée.

 

L’applicabilité de l’article 6 étant le seul problème soulevé en l’espèce, on s’interrogera successivement sur le fait de savoir si la procédure en relèvement du territoire français pouvait être considérée comme impliquant une décision sur des droits et obligations de caractère civil (I) ou sur le bien-fondé d’une accusation en matière pénale (II).

 

 

I • Droits et obligations de caractère civil

 

Il n’était pas contestable, et le Gouvernement français ne le contestait d’ailleurs pas, qu’il existait en l’espèce une contestation qui portait sur un droit. Ceci est une condition sine qua non de l’application de l’article 6 (dans son volet « civil »)[1]. En l’espèce, d’une part il existait bien une contestation puisque le requérant estimait que compte tenu de l’annulation de l’arrêté d’expulsion, sa condamnation pénale à une interdiction du territoire français pour insoumission à cet arrêté était infondée, d’autre part cette contestation portait sur un droit, puisqu’en application des articles 702-1 et 703 du Code de procédure pénale, le requérant avait effectivement le droit de demander le relèvement de son interdiction du territoire.

 

Toute la question portait sur le caractère civil du droit en cause. En effet, pour que l’article 6 de la convention soit applicable, il fallait démontrer que la procédure était déterminante pour un droit de caractère civil et non pas simplement qu’elle pouvait avoir des répercussions sur un tel droit[2].

 

Le Gouvernement français, rappelant la jurisprudence constante de la Commission européenne des droits de l’Homme, soutenait que les procédures relatives à l’entrée, au séjour et à l’éloignement des étrangers échappaient au champ d’application de l’article 6 de la Convention, dans son volet civil, puisque les actes contestés à l’occasion de telles procédures étaient des actes régis par le droit public et manifestaient l’exercice de prérogatives de puissance publique[3]. Et même si le requérant faisait valoir que la contestation relative à son éloignement comportait des conséquences quant au respect de l’un de ses droits de caractère civil, à savoir le droit au respect de sa vie familiale, les dispositions de l’article 6 de la Convention ne pouvaient être tenues pour applicables[4].

 

En l’espèce, en introduisant une demande en relèvement de sa condamnation à une interdiction du territoire, le requérant sollicitait essentiellement des juridictions répressives qu’elles reviennent sur la sanction initiale qu’elles avaient prononcée : le simple fait que la mesure d’interdiction du territoire, et donc son éventuel relèvement, pouvait avoir des conséquences sur sa vie familiale, ne pouvait conduire la Cour européenne à conclure que l’objet principal de la procédure revêtait un caractère civil.

 

L’arrêt rendu par la Grande Chambre de la Cour européenne sur ce point est intéressant à un double titre : il permet tout d’abord de voir comment la nouvelle Cour tente d’affirmer sa « différence » par rapport aux « anciens » organes de la Convention européenne, à savoir l’ancienne Cour et la défunte Commission européenne ; il permet ensuite de voir les faiblesses de la motivation de la Cour européenne qui marque sa différence de manière maladroite.

 

Les paragraphes 34 et 35 de l’arrêt contiennent ici deux réflexions intéressantes qui démontrent que la nouvelle Cour européenne permanente veut exercer un droit d’inventaire sur la jurisprudence que les organes de Strasbourg ont constitué pendant plus de 40 années. Tout d’abord au paragraphe 34, la nouvelle Cour rappelle la jurisprudence traditionnelle de l’ancienne Cour sur l’autonomie des notions de « droits et obligations de caractère civil » ou « bien-fondé d’une accusation pénale » pour conclure par cette phrase « la Cour confirme cette jurisprudence en l’espèce ». On ne peut pas être plus clair mais en revanche on peut se demander d’où la nouvelle Cour européenne tire ce droit d’inventaire qu’elle s’octroie et qui n’est pas sans créer une certaine incertitude juridique : faudra-t-il attendre des confirmations sur tous les arrêts rendus par l’ancienne Cour européenne ? Il aurait été sans doute plus judicieux de faire évoluer la jurisprudence de l’ancienne Cour européenne, sans affirmer haut et fort cette volonté de s’affranchir du passé.

 

Par ailleurs, on semble détecter une véritable méfiance à l’égard de la Commission européenne puisque d’emblée au paragraphe 35, il est précisé que la Cour ne s’est jamais prononcée sur la question de l’applicabilité de l’article 6 paragraphe 1 aux procédures d’expulsion d’étrangers. Suit cette petite phrase assassine : « La Commission, quant à elle ( !), a toujours considéré que la décision d’autoriser ou non un étranger à rester dans un pays dont il n’est pas ressortissant n’impliquait aucune décision sur ses droits et obligations de caractère civil ni sur le bien-fondé d’une accusation pénale dirigée contre lui, au sens de l’article 6 paragraphe 1 de la Convention ». La Cour européenne ne reprend pas dans ce paragraphe la motivation de la Commission européenne, pour la bonne et simple raison que dans les paragraphes 36 à 38 de son arrêt, la Cour européenne décide de justifier sa décision par une motivation bien différente et de notre point de vue bien moins convaincante que celle de la défunte Commission européenne des droits de l’Homme.

 

En effet, pour la nouvelle Cour européenne, la raison de la non-application de l’article 6 paragraphe 1 ne réside pas dans le fait que les mesures d’éloignement des étrangers relèvent de l’exercice de prérogatives de puissance publique, mais dans le fait qu’en adoptant 34 ans après l’article 6 de la Convention, l’article 1er du Protocole n° 7[5], les Etats ont ainsi voulu restreindre le champ d’application de l’article 6, ce qui est pour le moins une drôle de façon de vouloir adopter de nouvelles mesures visant à assurer la garantie collective des droits de l’Homme si l’on en croit le préambule de ce Protocole n° 7.

 

Il est en effet incompréhensible de vouloir justifier une restriction au champ d’application d’un article de la Convention par un texte bien postérieur à la Convention et qui en vertu de son propre article 7 constitue des articles additionnels à la Convention. C’est ce qu’affirme le Juge Loucaides dans son opinion dissidente : « Les Protocoles ajoutent aux droits des individus. Ils ne les restreignent pas ni ne les abolissent ».

 

On ne peut qu’approuver cette opinion empreinte d’une logique évidente. Il est regrettable que la nouvelle Cour européenne ait manifestement voulu ici faire preuve d’originalité vis-à-vis de la jurisprudence fournie de la Commission européenne. Il est encore plus regrettable qu’elle ait voulu exercer son droit d’inventaire à l’égard de l’ancienne Cour européenne en contredisant la jurisprudence Burghartz. Dans cette affaire, le Gouvernement suisse contestait notamment l’applicabilité de l’article 8 de la Convention au motif que depuis l’entrée en vigueur du Protocole n° 7, l’article 5 de ce Protocole, relatif à l’égalité de droits et de responsabilités de caractère civil entre époux, régirait seul, en qualité de lex specialis, l’égalité de ceux-ci dans le choix de leur nom. La Cour européenne a répondu très sèchement à cette argumentation par une motivation de principe parfaitement justifiée :

 

« la Cour souligne qu’en vertu de l’article 7 du Protocole n° 7, l’article 5 s’analyse en une clause additionnelle à la Convention et en particulier aux articles 8 et 60. Par conséquent, il ne saurait se substituer à l’article 8 ni en réduire la portée[6] ».

 

Il aurait été préférable que la nouvelle Cour européenne des droits de l’Homme reprenne la jurisprudence de la Commission européenne et affirme que les mesures relatives à la police des étrangers ne relèvent pas de la matière civile au sens de l’article 6 de la Convention, puisqu’il s’agit de l’exercice de prérogatives de puissance publique plutôt que d’adopter une jurisprudence qui n’a guère de sens et qui fait jouer aux Protocoles un rôle contre-productif totalement contraire à leur vocation. C’est une arme donnée aux Etats pour combattre l’évolution progressive de l’interprétation donnée aux articles de la Convention par la jurisprudence de Strasbourg. On va voir que la motivation relative à la matière pénale n’est guère plus convaincante.

 

 

II • Le bien-fondé d'une accusation en matière pénale

 

Sur ce point, le Gouvernement français présentait une double argumentation portant d’abord sur la nature de la mesure d’interdiction du territoire français, puis sur la décision prise par le juge en l’espèce, s’agissant d’une requête en relèvement de la peine d’interdiction du territoire français.

 

En premier lieu donc, le Gouvernement rappelait que la Commission européenne des droits de l’Homme avait considéré que tant une mesure d’expulsion[7] qu’une mesure d’interdiction du territoire[8] ne constituait pas une peine.

 

En effet, dans l’affaire Giuseppe Renna, le requérant, qui avait été condamné par les juridictions pénales, pour trafic de stupéfiants, à une peine d’emprisonnement assortie d’une interdiction définitive du territoire français, invoquait les dispositions de l’article 7 de la Convention, relatives à la non-rétroactivité de la loi pénale. Dans sa décision la Commission européenne a affirmé que « selon sa jurisprudence, la mesure d’expulsion consistant dans l’interdiction définitive du territoire français doit être assimilée à une mesure de police à laquelle le principe de non-rétroactivité énoncé à l’article 7 de la Convention ne s’applique pas ». Elle a ajouté « qu’une mesure d’expulsion peut être prise non seulement à la suite d’une condamnation pénale mais également comme mesure administrative à l’encontre de personnes dont la présence sur le territoire n’est pas souhaitable » pour conclure que l’article 7 de la Convention n’était pas applicable à un tel litige et déclarer le grief irrecevable.

 

De manière logique, le Gouvernement français plaidait donc que dans la mesure où les contours de la matière pénale étaient nécessairement identiques, qu’il s’agisse d’appliquer les dispositions de l’article 7 ou celles de l’article 6, la solution dégagée dans l’affaire Giuseppe Renna devait valoir dans l’affaire Maaouia et donc conduire la Cour européenne à considérer que l’article 6 paragraphe 1 ne pouvait s’appliquer à une telle mesure de police des étrangers.

 

En second lieu, et de manière nettement plus convaincante, le Gouvernement rappelait que selon la jurisprudence constante des organes de Strasbourg, les termes « décider du bien-fondé d’une accusation en matière pénale » visent un processus complet d’examen de la culpabilité ou de l’innocence d’un individu accusé d’une infraction[9].

 

Or en l’espèce, la demande en relèvement de l’interdiction du territoire national ne permettait pas de discuter le bien-fondé d’une accusation en matière pénale puisqu’elle portait non pas sur la sanction elle-même mais sur son exécution[10]. Et en conséquence, la juridiction saisie, à savoir la Cour d’appel d’Aix-en-provence, ne s’était nullement prononcée sur la culpabilité de M. Maaouia quant au délit de soustraction à l’exécution d’une mesure d’expulsion, mais avait simplement examiner la possibilité de dispenser l’intéressé de l’exécution de la peine d’interdiction du territoire. Il suffisait d’ailleurs de noter que le requérant n’avait plus la qualité d’accusé à l’époque de l’introduction de sa requête, puisqu’il avait fait l’objet d’une condamnation définitive. Le caractère définitif de cette condamnation était d’ailleurs une condition nécessaire pour l’introduction de la demande.

 

Il en résultait logiquement que la procédure de relèvement de l’interdiction du territoire portait sur l’exécution de la sanction et non sur le bien-fondé d’une accusation en matière pénale, l’article 6 étant en conséquence inapplicable dans son volet pénal.

 

C’est malheureusement la première partie du raisonnement que la Cour européenne va retenir en précisant qu’à ses yeux une peine d’interdiction du territoire français ne devait pas être considéré comme une peine. Et de manière plus surprenante encore, la Cour européenne va utiliser l’argument du droit comparé en retenant que l’interdiction du territoire n’est en général pas une peine dans les Etats membres du Conseil de l’Europe.

 

Là encore la motivation retenue par la Cour européenne nous paraît très déficiente : il n’y a aucune logique à dépénaliser arbitrairement pour la soustraire à la protection de la Convention, une mesure d'interdiction du territoire qui en droit français est à l’évidence une peine, et plus précisément une peine complémentaire facultative[11].

 

Le but de la Convention, dont le préambule rappelle « la conception commune et le commun respect des droits de l’Homme des Etats membres », mais aussi « leur patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit », est très certainement d’assurer un standard minimal commun qui empêche les Etats membres, en dépénalisant certaines infractions, de soustraire ainsi certaines mesures aux garanties de l’article 6 de la Convention. L’article 53 de la Convention issu du Protocole n˚ 11 réaffirme cette idée que la Convention constitue un minimum et non un maximum. Et il est très certainement légitime de recourir au droit comparé pour fixer ce standard minimal commun : en revanche, le recours au droit comparé pour soustraire à la protection de l’article 6 le prononcé d’une mesure qui devrait en bénéficier eu égard à la qualification qu’elle reçoit en droit interne nous paraît contraire à une protection efficace des droits de l’Homme. L’autonomie des notions « d’accusation en matière pénale » et  de « droits et obligations de caractère civil » devrait conduire à fixer ce standard minimal commun mais certainement pas à dépénaliser au regard de la Convention ce qu’un Etat a décidé de soumettre à son empire, même s’il n’y était pas obligé.

 

Il eût été bien préférable, comme le relève le Juge Costa dans son opinion concordante, que la Cour retienne le second argument développé par le Gouvernement français, à savoir que la procédure de relèvement de l’interdiction du territoire portait sur l’exécution de la peine et non sur le bien-fondé d’une accusation en matière pénale.

 

L’explication du choix de cette motivation paraît cependant simple même s’il est très insatisfaisant : le but de la nouvelle Cour européenne, réunie en Grande Chambre, était bien plus global que de statuer sur la seule requête de M. Maaouia et le paragraphe 40 qui contient sa conclusion est très éclairant ; la Cour y déclare très simplement et de manière générale que « les décisions relatives à l’entrée, au séjour et à l’éloignement des étrangers » ne relèvent pas de l’article 6 de la Convention. On y comprend la volonté de la Cour d’expulser de son contentieux toute la police des étrangers, contentieux à la fois très sensible pour les Etats, mais aussi contentieux qui aurait pu devenir un contentieux de masse, propre à effrayer une Cour européenne dont la réforme n’a pas permis de trouver une solution aux milliers de requêtes qui s’accumulent, à un rythme encore plus élevé que devant l’ancienne Commission européenne des droits de l’Homme.

 

 

Conclusion

 

On ne peut que regretter la motivation de la nouvelle Cour européenne dans cette affaire qui apparaît trop souvent déficiente. Or il ne faudrait pas que la Cour européenne oublie que si elle juge les juridictions internes sur leur motivation, c’est aussi sur sa motivation qu’elle est et sera jugée. On peut certes comprendre la difficulté d’un délibéré à 17 juges dont les cultures juridiques sont très diverses, sans oublier les difficultés linguistiques.

 

Cette difficulté est sans doute à l’origine d’une motivation minimale et parfois trop générale, le « compromis » entre les juges étant manifestement obtenu sur une motivation a minima.

 

Mais les juges de la nouvelle Cour européenne auraient sans doute tort d’ignorer qu’ils risquent, en cédant à cette difficulté, de mettre en cause toute l’autorité de la Cour européenne…et l’enjeu est trop crucial pour parvenir à un résultat aussi désastreux. Il serait bon de méditer sur cette intéressante réflexion d’un haut magistrat français : « la cause principale de disparition des organisations internationales, c’est le suicide ».

 

 

 

 

 

Michele DE SALVIA

 

Il s’agit d’une affaire pour laquelle une des Chambres s’est dessaisie pour la Grande Chambre. Etant donné que j’ai signé l’arrêt, je voudrais donner quelques précisions. Il y a trois domaines, mais je ne peux pas confirmer ou infirmer, dans lesquels la nouvelle Cour semble s’être posée des questions. Tout d’abord celui de l’applicabilité de l’article 6 aux procédures d’expulsion, relèvement, etc. et d’extradition aussi ; ensuite celui de l’applicabilité de l’article 6 aux procédures  fiscales, et une affaire est  pendante ; enfin l’applicabilité de l’article 6 et les modalités d’application de l’article 6 au contentieux de la fonction publique. Dans cette affaire, ce que l’on peut relever, c’est qu’il y avait une jurisprudence constante de la Commission et c’est sur cette base que les travaux préparatoires du Protocole numéro 7 ont été conçus et que les Etats se sont décidés.

 

Les Etats ont donc été amenés à prévoir l’article 1 du Protocole numéro 7 en partant de cette interprétation de la Commission, ce qui pose au demeurant un autre problème, celui de « l’effet pervers » que peuvent avoir les Protocoles additionnels de façon à exclure l’applicabilité de la Convention. Le plus bel exemple a été celui du Protocole numéro 4, qui n’a pas été ratifié par le Royaume-Uni, relatif à la libre circulation des personnes et notamment des nationaux. Dans les années 70, il y a eu des milliers d’affaires présentées à la Commission par des porteurs de passeports britanniques : les Asiatiques de l’Est africain qui étaient plus ou moins contraints par la politique d’africanisation à quitter le pays, mais qui ne pouvaient pas entrer sur le territoire du pays dont ils avaient le passeport, et le gouvernement britannique a dit à la Cour : mais il y a eu un Protocole numéro 4 qui garantit ce droit, et cela veut dire qu’il n’est pas garanti par la Convention. Là, il y a eu une parade de la Commission qui a dit : c’est vrai, mais je considère que c’est un traitement dégradant, et donc elle a constaté une violation de la Convention.



[1] La jurisprudence constante de la Cour européenne précise que l’article 6 ne trouve à s’appliquer que si l’on se trouve en présence d’une contestation relative à un droit de caractère civil que l’on peut dire, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Zander c/ Suède du 25 novembre 1993, série A n° 279, p. 38 § 22 et Neigel c/ France du 17 mars 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-II, p. 409, § 38).

[2] Dans sa jurisprudence, la Cour européenne précise en effet que «les mots contestations sur des droits et obligations de caractère civil couvrent toute procédure dont l’issue est déterminante pour de tels droits et obligations. L’article 6 paragraphe 1 ne se contente pas pourtant d’un lien ténu ou de répercussions lointaines : des droits et obligations de caractère civil doivent constituer l’objet – ou l’un des objets – de la contestation, l’issue de la procédure être directement déterminante pour un tel droit» (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Pudas c/ Suède du 23 octobre 1987, série A n° 125, p. 14, § 27).

[3] Voir en ce sens, parmi beaucoup d’autres, Commission européenne des droits de l’Homme, décision du 19 mars 1981, requête n° 8118/77, D et R 25, p. 105).

[4] Commission européenne des droits de l’Homme, Updal c/ Royaume-Uni, décision du 2 mai 1979, requête n° 8244/78, D et R 17, p. 149).

[5] Le Protocole n° 7 a été adopté le 22 novembre 1984. Son article 1er est ainsi rédigé :

« 1. Un étranger résidant régulièrement sur le territoire d’un Etat ne peut en être expulsé qu’en exécution d’une décision prise conformément à la loi et doit pouvoir :

a)        faire valoir les raisons qui militent contre son expulsion,

b)       faire examiner son cas, et

c)        se faire représenter à ces fins devant l’autorité compétente ou une ou plusieurs personnes désignées par cette autorité.

2. Un étranger peut être expulsé avant l’exercice des droits énumérés au paragraphe 1.a,b et c de cet article lorsque cette expulsion est nécessaire dans l’intérêt de l’ordre public ou est basée sur des motifs de sécurité nationale ».

[6] Affaire Burghartz c/ Suisse, arrêt du 24 janvier 1994, affaire n° 49/1992/394/472/, § 22 et 23.

[7] En effet l’expulsion ne constitue en aucune façon une sanction infligée à l’intéressé (décision de la Commission européenne des droits de l’Homme du 17 décembre 1976, Agee c/ Royaume-Uni,  requête n° 7729/76, D et R 7, p. 164 ; décision de la Commission européenne des droits de l’Homme du 15 mai 1984, Lorenzo Bozano c/ France, requête n° 9990/82, D et R 39, p. 119).

[8] Décision de la Commission européenne des droits de l’Homme du 26 février 1997, requête n° 32809/96, Giuseppe Renna c/ France.

[9] Décision de la Commission européenne des droits de l’Homme du 15 décembre 1983, H.C. c/ Espagne, requête n° 10227/82, D et R 37, p. 95).

[10] La Commission européenne des droits de l’Homme avait d’ailleurs déjà admis un tel raisonnement dans l’affaire Mohamed Demraoui c/ France, décision du 6 décembre 1991, requête n° 16725/90.

[11] Voir sur ce point la circulaire du 14 mai 1993 sur le nouveau Code pénal. Sur la distinction entre peine complémentaire et peine facultative, voir Jean-Claude Soyer, Droit pénal et Procédure Pénale, 14ème édition, L.G.D.J 1999, n° 356 et 357.

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