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Actes de la huitième Session d'information (arrêts rendus en 2001, Cahiers du CREDHO n° 8)

Sommaire...

 

Les ambivalences de la jurisprudence

de la Cour européenne des droits de l’Homme en 2001

 

par

 

Régis de GOUTTES

Premier Avocat général à la Cour de Cassation 

 

 

Comme chaque année, la jurisprudence de la Cour européenne a continué à susciter de nombreux commentaires, les uns approbateurs, les autres critiques, dans la doctrine et dans les juridictions internes.

 

Il me semble cependant que l’année 2001 a été marquée par une accentuation des critiques formulées au sujet de certains arrêts de la Cour européenne, si j'en crois les auteurs qui suivent :

 

“Faut-il supprimer la Cour européenne des droits de l'Homme”, s’est interrogé, sur un ton iconoclaste, le professeur Victor Haïm dans un article publié au Dalloz de l’année 2001 (n° 37, p. 2988 et s.), reprochant notamment au juge européen de se montrer plus soucieux de protéger “l’apparence” du procès équitable que sa réalité, ce qui avait déjà conduit  M. Paul Martens, juge à la Cour d’arbitrage de Belgique, à parler de la “tyrannie de l’apparence” (Revue trimestrielle des droits de l’Homme, 1996, p. 640).

 

“La fonction dévolue à la Cour européenne est une fonction d’harmonisation des droits garantis par la Convention, non une fonction d’uniformisation”, a relevé dans un autre article publié au Dalloz de 2001 (n° 15, p. 1188 et suiv.) le professeur Andriantsimbazoniva, qui s’est élevé contre la remise en cause du pluralisme et des spécificités des systèmes nationaux de protection des droits fondamentaux, et qui a ajouté : “La Convention européenne ne doit pas devenir un outil de désintégration des institutions ou des usages étatiques ayant fait leur preuve dans la protection des droits fondamentaux”.

 

De son côté, M. Bruno Genevois, conseiller d’Etat, commentant l’arrêt Kress du 7 juin 2001 sur les Commissaires du Gouvernement, a noté que “la Cour européenne en vient à attribuer des défauts “apparents” à un système juridictionnel national dont elle sait pertinemment ... que ces défauts n’existent pas en réalité” (Revue française de droit administratif, sept./oct. 2001, p. 997).

 

Le professeur Frédéric Sudre, pour sa part, s’est demandé, dans sa chronique à la Semaine juridique du 11 juillet 2001 (p. 1365 et suiv.), si le dynamisme interprétatif de la Cour européenne des droits de l'Homme n’est pas beaucoup plus le résultat d’une démarche constructive de cette Cour et du pouvoir discrétionnaire du juge européen que l’expression d’une évolution commune des systèmes juridiques nationaux ou d’une convergence des droits intimes.

 

Le même ton critique s’est retrouvé dans le discours prononcé par le Procureur Général près la Cour de cassation, M. Jean-François Burgelin, lors de l’audience de rentrée de la Cour de cassation, le 11 janvier 2002. S’élevant contre une interprétation trop rigide et contestable des arrêts de la Cour européenne concernant les avocats généraux à la Cour de cassation, M. Burgelin a dénoncé les conséquences négatives d’une telle interprétation pour le bon fonctionnement de la Cour de cassation et le recul qui peut en résulter pour la qualité de la justice due aux justiciables.

 

Que se passe-t-il donc à la Cour européenne des droits de l’Homme ? Qu’est-ce qui peut expliquer de pareils reproches et interrogations, que l’on n’aurait pas imaginés il y a une dizaine d’années ?

 

Pour tous ceux, ici présents, qui croient en l’apport irremplaçable qui a été celui de la Cour européenne dans le progrès de l’Etat de droit et dans le renforcement de la protection des droits fondamentaux, ces questionnements suscitent une réelle préoccupation, parce que l’on peut y voir la menace d’un affaiblissement de l’autorité et du crédit de cette Cour, pourtant regardée jusqu’à présent comme un modèle dans le monde tout entier.

 

Nos préoccupations sont d’autant plus sérieuses que le système de la Convention européenne des droits de l'Homme se trouve confronté aujourd’hui à plusieurs défis nouveaux, qui sont clairement analysés dans un rapport du 27 septembre 2001 du “Groupe d’évaluation sur la Cour européenne”, constitué en 2001 par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe et présidé par M. Wildhaber, Président de la Cour.

 

Quels sont ces défis ?

 

- Il y a, d’une part, l’élargissement du nombre des Etats membres du Conseil de l’Europe, regroupant aujourd’hui 43 pays, dont les habitants vont pouvoir progressivement accéder à la Cour européenne des droits de l'Homme, ce qui représente quelques  800 millions de requérants potentiels ;

 

- il y a d’autre part, l’augmentation massive du volume des requêtes déjà soumises à la Cour européenne, qui s’est accru de plus de 500 % entre 1993 et 2000, et qui pourrait atteindre le nombre annuel de 20.000 d’ici à 5 ans, avec toutes les conséquences qui peuvent découler de ce raz-de-marée : menace d’engorgement de la Cour européenne, retard dans l’examen des requêtes, non respect de la durée raisonnable de la procédure devant le juge européen lui-même, risque de  déni de justice...

 

-  il y a, en outre, le rôle supplémentaire dont a été investie la Cour européenne depuis 1989-1990, chargée de contribuer à la consolidation de la démocratie et de l’Etat de droit dans les pays issus de l’ancienne Union soviétique ;

 

- il y a, enfin, la diversification et le pluralisme introduits dans la composition de la Cour européenne elle-même, qui comprend désormais des juges provenant de systèmes et de cultures juridiques divers, formés à des méthodes et parlant des langues différentes, ce qui a modifié l’équilibre traditionnel au sein de la Cour entre les pays de Common law et les pays de système dit continental ou romano-germanique.

 

Face à ces défis, un intense travail de réflexion est en cours au Conseil de l’Europe, pour tenter de trouver des solutions qui permettent de sauvegarder l’efficacité de la Cour européenne. Ces solutions tournent autour de deux axes :

 

· d’une part, un effort à mener au niveau des Etats pour que soit mieux appliquée la Convention européenne par les juridictions et les autorités nationales, conformément au principe de “subsidiarité”, qui est à la base du système européen ;

 

· d’autre part, une réflexion à entreprendre au niveau de la Cour européenne elle même pour organiser l’avenir du système européen des droits de l'Homme, soit par une voie “réformiste”, en s’efforçant d’améliorer le système existant de façon à le rendre plus performant, notamment par une augmentation de ses moyens et un perfectionnement de ses méthodes de travail, soit, de façon plus radicale, par une voie “révisionniste”, en réformant le système actuel issu du Protocole n° 11 de 1998, à l’aide de mesures d’ordre procédural, voire d’ordre structurel (“la réforme de la réforme”), afin d’atteindre plus efficacement les deux objectifs-clés qui sont la limitation de l’afflux des affaires et l’accélération de la procédure.

 

Mais il va de soi que cet effort de réflexion doit conduire aussi la Cour européenne  à s’interroger elle-même sur le sens et la qualité de son travail, c’est à dire sur le contenu de sa jurisprudence.

 

A cet égard, une distinction semble devoir être opérée :

 

Si la jurisprudence de la Cour européenne doit être indiscutablement soutenue et encouragée pour tout ce qui concerne le contrôle des normes de fond et du droit matériel des Etats touchant aux droits de l'Homme (ce que l’on peut appeler la définition d’un “ordre public européen”), ainsi que les garanties fondamentales de procédure (ce que l’on peut appeler les principes de base du “modèle européen du procès équitable”), en revanche s’exposent à la critique certains arrêts de la Cour européenne qui entendent exercer un contrôle excessivement pointilleux sur les procédures nationales, sans tenir suffisamment compte de la légitimité que peuvent présenter les règles et les traditions procédurales internes et, au risque d’imposer une uniformisation des procédures qui ne serait pas conforme au principe de subsidiarité.

 

L’examen des arrêts rendus par la Cour européenne au cours de l’année 2001 nous fournit une bonne illustration de ces deux faces de la jurisprudence européenne, avec, d’un côté, des avancées dans le domaine de la protection des droits fondamentaux, et, de l’autre côté, des risques d’impasse sur certains aspects de procédure.

 

I • Les avancées : les arrêts concernant la protection des droits fondamentaux

 

 Sous cette rubrique, j’inclurai la jurisprudence concernant les normes de fond de protection des droits de l'Homme (droit à l’intégrité physique des personnes, interdiction de la torture ou des traitements inhumains ou dégradants, non discrimination, protection de la vie privée et familiale, liberté d’expression, de religion, de communication, de la presse), mais aussi la jurisprudence relative aux principes les plus fondamentaux de procédure : droit d’accès effectif au juge, respect des droits de la défense, présomption d’innocence, droit à l’exécution des décisions de justice, etc.[1].

 

Ici, l’on peut affirmer, pour reprendre les termes du rapport précité du groupe d’évaluation sur la Cour européenne de septembre 2001, “que la Cour européenne a produit un corps de jurisprudence considérable, donnant un contenu concret aux droits et libertés énoncés dans la Convention, précisant la nature des obligations des Etats, adaptant les normes de la Convention au fur et à mesure qu’évoluaient les sociétés européennes, et appliquant un instrument vivant au travers d’un processus d’interaction permanente et dynamique entre le mécanisme international et les systèmes juridiques nationaux”.

 

Quelques arrêts rendus en 2001 illustrent les avancées de la Cour européenne des droits de l'Homme en ces domaines :

 

1) S’agissant de la protection du droit à la vie (article 2 de la Convention européenne), la Cour européenne a rendu cette année, par exemple, plusieurs arrêts de condamnation contre la Turquie à la suite de “disparitions” de personnes (arrêts Cicek du 27 février 2001, Akdeniz et autres du 31 mai 2001, Irfanbilgin du 17 juillet 2001,...) ou à raison de décès de personnes en garde à vue (arrêt Tanli du 10 avril 2001).

 

2) S’agissant de l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants (article 3 de la Convention), la Cour européenne a eu également l’occasion, au cours de l’année 2001, de condamner plusieurs pays :

 

- La Turquie d’abord, a été condamnée, par exemple, pour des blessures subies par des personnes se trouvant sous le contrôle des policiers (arrêts Berktay du 1er mars et Altay du 22 mai 2001) ou pour des destructions de domicile et de biens par les forces de sécurité (arrêt Dulas du 30 janvier 2001). Mais surtout, dans un arrêt Chypre c/Turquie du 10 mai 2001, la Cour européenne a relevé 14 violations de la Convention européenne à l’encontre de la Turquie, notamment des violations des articles 2, 3, 5, 6, 8, 10 et 13, à raison de la disparition de chypriotes grecs, de la méconnaissance du droit des personnes déplacées à un domicile et à la protection de leur propriété ou des atteintes à la liberté de pensée, de conscience, de religion et d’expression de chypriotes grecs dans le nord de Chypre.

 

- Chypre, pour sa part, a fait l’objet d’une condamnation pour des mauvais traitements infligés au cours d’une détention (arrêt Demizci et autres du 23 mai 2001).

 

- De même, la Pologne a été condamnée pour des fouilles corporelles opérées en détention de façon humiliante, le comportement des gardiens ayant visé à rabaisser et à provoquer un sentiment d’humiliation et d’infériorité chez le détenu (arrêt Iwanczuk c/Pologne du 15 novembre 2001).

 

- La Grèce s’est vue également reprocher des mauvais traitements au cours d’une détention provisoire (arrêt Perz du 19 avril 2001) ou pendant une détention préalable à l’expulsion d’un étranger (arrêt Dougoz du 6 mars 2001).

 

- La Lituanie, de son côté, a fait l’objet d’une condamnation pour traitements dégradants au cours d’une détention provisoire (arrêt Valasinas du 24 juillet 2001).

 

- Quant au Royaume-Uni, il a été aussi plusieurs fois condamné au titre de l’article 3 de la Convention :

· pour menace d’expulsion d’un ressortissant tanzanien vers son pays d’origine où il était menacé de mauvais traitements (arrêt Hilal du 6 mars 2001) ;

· pour la défaillance des services sociaux qui n’avaient pas retiré des enfants à leurs parents qui les maltraitaient (arrêt Z et autres du 10 mai 2001) ;

· pour les conditions dégradantes de détention d’une personne souffrant de graves malformations résultant de la thalidomide (arrêt Price du 10 juillet 2001).

 

- En ce qui concerne, enfin, la France, si j’ai relevé encore cette année une requête communiquée pour des allégations de torture au cours d’une garde à vue (requête Madi c/France, n° 51294/99, à rapprocher du cas de M. Selmouni, arrêté dans la même affaire et qui avait donné lieu à l’arrêt de condamnation de la France du 28 juillet 1999), force est de constater que nous avons bénéficié de deux arrêts importants de non-violation de l’article 3 de la Convention rendus par la Cour de Strasbourg :

 

. l’arrêt Papon c/France du 7 juin 2001 a déclaré mal fondée la requête de M. Maurice Papon faisant valoir que la combinaison de son âge avancé et de son état de santé pathologique rendait sa détention contraire à l’article 3 de la Convention européenne, la Cour européenne ayant répondu que “l’âge avancé ne constituait pas en tant que tel, dans aucun des Etats membres du Conseil de l’Europe, un obstacle à la détention provisoire ou à la détention après condamnation”. Il est à noter toutefois, à propos du cas de M. Maurice Papon, que, par une autre décision du 15 novembre 2001, la Cour européenne a déclaré, en revanche, partiellement recevable la requête de l’intéressé fondée sur l’incompatibilité avec le droit d’accès à la Cour de cassation de l’ancienne règle de la mise en état des condamnés et de la déchéance de leur pourvoi en l’absence de mise en état (ancien article 583 du Code de procédure pénale) ;

 

. l’arrêt Nivette c/France du 3 juillet 2001 a, en matière d’extradition,  rejeté le grief de violation de l’article 3 de la Convention, au motif que l’extradition de M. Nivette vers les Etats-Unis n’était pas susceptible de l’exposer à un risque sérieux de peine ou de traitement inhumain ou dégradant, dès lors que les assurances obtenues du Procureur américain par le gouvernement français étaient de nature à écarter le danger d’une condamnation à la peine capitale ou à un emprisonnement à vie et incompressible du requérant.

 

3) S’agissant de la protection de la vie privée et familiale (article 8 de la Convention), la Cour européenne a condamné la France, dans un arrêt Pannullo et Forte c/France du 30 octobre 2001, pour le retard apporté par les autorités françaises à la restitution à ses parents du corps de leur fille décédée à l’âge de 4 ans dans un hôpital. Que ce retard ait été causé par l’inertie des experts après l’autopsie ou à une mauvaise compréhension de la matière médicale par le juge, la Cour européenne a estimé qu’eu égard au caractère dramatique de la perte d’un enfant, l’attente imposée aux parents a porté une atteinte injustifiée au respect de leur vie privée et familiale. Les juges européens ont rappelé à cette occasion que “si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut engendrer des “obligations positives” de l’Etat inhérentes à un respect effectif de la vie familiale.

 

4) S’agissant de la liberté d’expression, d’opinion et de communication des idées (article 10 de la Convention), la France a fait l’objet, cette année, d’un arrêt de condamnation de la Cour européenne du 17 juillet 2001 (Ekin c/France) pour avoir interdit, pendant 9 ans, le livre “Euskadi en guerre” et violé ainsi la liberté d’expression (l’Etat ayant été condamné, dans cette affaire, à verser à l’éditeur Ekin, installé à Bayonne, une indemnité de 252.000 francs pour le préjudice matériel et de 48.000 francs pour le préjudice moral). Ce faisant, la Cour européenne a considéré qu'étaient incompatibles avec l'article 10 de la Convention les dispositions de l'article 14 de la loi du 29 juillet 1881 relatives aux publications de provenance étrangère.

 

Cet arrêt Ekin c/France nous montre, une fois encore, l’intransigeance avec laquelle la Cour européenne protège la liberté de la presse et de la communication, qu’elle n’hésite pas à faire primer, le cas échéant, sur d’autres droits ou intérêts en jeu, comme elle l’avait fait, par exemple, dans les arrêts Jersild c/Danemark du 23 septembre 1994, Lehideux et Isorni c/France du 23 septembre 1998, Fressoz et Roire c/France du 21 janvier 1999, Albert du Roy et Malaurie c/France du 3 octobre 2000, et comme elle l’a confirmé encore dans l’arrêt Vgt. Verein Gegen Tierfabriken c/Suisse du 28 juin 2001, en déclarant contraire à l’article 10 de la Convention le refus opposé par l’autorité compétente à la diffusion d’une publicité relative à la protection des animaux.

 

Mais l’arrêt le plus marquant, sans doute, dans le domaine de la liberté d’expression et d’association (articles 10 et 11 de la Convention), est celui qui a été rendu par la Cour européenne le 31 juillet 2001 en faveur de la Turquie au sujet de la dissolution du parti islamique Refah  (parti de la prospérité). Par cet arrêt, les juges de Strasbourg, contrairement à leurs décisions antérieures qui avaient condamné la Turquie pour la dissolution de formations politiques de gauche ou pro-kurdes, ont entériné cette fois la décision de la Cour constitutionnelle turque qui avait dissous le parti Refah  pour activités contraires au principe de laïcité. Pour statuer ainsi, la Cour européenne s’est fondée sur l’incompatibilité avec les principes de la Convention européenne des valeurs prônées par les dirigeants du Refah, comme l’instauration de la “charia” (règles particulières de droit pénal, supplices à titre de sanctions, discrimination de la femme, interventions dans la vie privée ou  publique). Selon la Cour européenne, “un parti politique dont les responsables incitent à recourir à la violence et/ou proposent un projet politique qui ne respecte pas une ou plusieurs règles de la démocratie, ou qui vise à la destruction de celle-ci, ne peut se prévaloir de la protection de la Convention européenne contre les sanctions infligées pour ces motifs”.

 

Dans le contexte international actuel, on mesure l’importance de cette décision, qui fait application de la règle exceptionnelle dite de la “déchéance” de la liberté d’expression pour ceux qui la détruisent, telle qu’elle découle de l’article 17 de la Convention européenne.

 

5) S'agissant de la liberté de réunion et d'association (article 11 de la Convention), la Cour européenne a condamné l'Italie, dans un arrêt Grande Oriente d'Italie c/Italie du 2 août 2001, en considérant que l'obligation faite par une loi régionale italienne de 1996 aux candidats à des charges publiques de déclarer leur non-appartenance à la maçonnerie était une ingérence dans le droit à la liberté d'association des requérants.

 

6) S’agissant de l’interdiction de toute discrimination dans la jouissance des droits protégés par la Convention (article 14 de la Convention), une requête présentée contre la Slovaquie, et qui n’a fait l’objet encore que d’une communication, mérite d’être signalée (requête Lacko et autres c/Slovaquie, n° 47-237/99) : elle vise des discriminations dont auraient été victimes des membres de la communauté rom ou tzigane en matière de logement et d’accès à la résidence, à raison de leur appartenance à une minorité nationale (il est à noter que des plaintes similaires ont été présentées par des roms devant le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination raciale).

 

7) S’agissant, enfin, des principes fondamentaux de procédure, je citerai, au titre des “avancées” de la jurisprudence européenne pour l’année 2001, plusieurs arrêts intéressants (sans évoquer à nouveau les arrêts habituels concernant le délai raisonnable de la procédure ou de la détention provisoire : cf. par exemple l’arrêt Zannouti c/France arrêt du 31 juillet 2001, mais aussi les arrêts Durand et Franciso c/France du 13 novembre 2001 concernant la durée excessive de procédures administratives) :

 

a) il s’agit d’abord de deux arrêts concernant la France, qui ont précisé ce que l’on doit entendre par “recours effectif et efficace” au plan interne :

 

. Dans l’arrêt Hamaidi c/France du 6 mars 2001, la Cour européenne a dit que le pourvoi en cassation en matière de demande de relèvement de l’interdiction du territoire français pouvait être regardé maintenant comme une voie de recours utile, au vu de l’évolution récente de la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation[2]. Il s’agit là d’un revirement par rapport à un précédent arrêt de la Cour européenne Dalia c/France du 2 février 1998. Cette décision est à rapprocher de la solution qui avait été adoptée dans l’arrêt Civet c/France du 28 septembre 1999, par lequel la grande chambre de la Cour européenne avait dit que le pourvoi en cassation en matière de détention provisoire constituait une voie de recours utile devant être exercée préalablement à la saisine des juges européens, conformément aux exigences de l’article 35 de la Convention européenne.

 

. Dans l’arrêt Giummarra et autres c/Francedu 12 juin 2001, la Cour européenne a admis que, pour se plaindre de la durée excessive d’une procédure, le recours interne aux fins de mise en jeu de la responsabilité de l’Etat, prévu par l’article L.781-1 du Code de l’organisation judiciaire, a acquis un degré de certitude juridique suffisant, en l’état du droit et de la jurisprudence nationales, pour constituer un recours “efficace” devant être épuisé préalablement à la saisine des juges européens, conformément à l’article 35 de la Convention.

 

Cette décision marque également un changement dans la position de la Cour européenne par rapport à un arrêt Vernillo c/France du 20 février 1991, qui avait dénié le caractère de voie de recours interne utile à l’action fondée sur l’article L.781-1 du Code de l’organisation judiciaire. Ce changement s’explique, ainsi que l’a relevé la Cour européenne, par la jurisprudence récente de nos juridictions, qui font une interprétation beaucoup plus large des notions de “faute lourde” et de “déni de justice” engageant la responsabilité de l’Etat[3].

 

b) Un autre arrêt intéressant à signaler est l’arrêt Lunari c/Italie arrêt du 11 janvier 2001, concernant le droit à l’exécution des jugements : la Cour européenne a rappelé, à propos des difficultés rencontrées pour faire appliquer une décision d’expulsion d’un appartement, que le droit à l’exécution d’une décision de justice fait partie intégrante du droit d’accès à un tribunal et qu’une telle exécution ne peut être empêchée, invalidée ou retardée de manière excessive.

 

Cette décision vient confirmer la solution retenue par la Cour européenne dans un précédent arrêt Hornsby c/Grèce du 19 mars 1997, qui avait déjà dit que “l’exécution d’un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du procès au sens de l’article 6 de la Convention européenne”.

 

c) Dans un domaine plus rarement abordé par la Cour européenne, celui de l’immunité des Etats et de l’application du droit international public, il faut citer également les trois arrêts de la grande chambre de la Cour européenne du 21 novembre 2001 dans les affaires Mc Elhinney c/Irlande et Al-Adsani et Fogarty c/Royaume-Uni, qui ont dit que l’immunité des Etats souverains, concept de droit international et limitation généralement admise par les communautés des nations, ne constitue pas une restriction disproportionnée au droit d’accès à un tribunal, la Convention européenne devant s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles de droit international dont elle fait partie intégrante, y compris celles relatives à l’octroi de l’immunité aux Etats.

 

d) Par ailleurs, je rappellerai, pour mémoire, deux arrêts importants concernant la France, qui remontent, il est vrai, à l’année 2000 :

 

. l’arrêt Gnahore c/France du 19 septembre 2000, relatif à l’aide judiciaire, par lequel la Cour européenne a décidé que le fait que le bureau d’aide juridictionnelle de la Cour de cassation ait rejeté une demande d’aide juridictionnelle en se fondant sur l’absence de moyen sérieux de cassation ne constitue pas une violation du droit d’accès au juge, contrairement à ce qui avait été jugé dans l’arrêt Aerts c/Belgique du 30 juillet 1998. En décidant ainsi, la Cour européenne a considéré que, si l’article 6-1 de la Convention européenne garantit aux justiciables un droit effectif d’accès aux juridictions, les Etats sont libres du choix des moyens à employer à cette fin et ne sont astreints à pourvoir à l’assistance d’un avocat que lorsque celle-ci se révèle indispensable à un accès effectif au juge, soit parce que la représentation est imposée par le système législatif, soit en raison de la complexité de la procédure ou de la cause.

. l’arrêt Morel c/France du 16 novembre 2000, concernant l’impartialité du juge, par lequel  la Cour européenne, rompant avec le critère abstrait, trop lié à “l’apparence”, dont elle avait fait application antérieurement pour apprécier l’impartialité objective ou fonctionnelle du juge, a précisé que “le simple fait, pour un juge, d’avoir pris des décisions avant le procès ne peut passer pour justifier en soi des appréhensions relativement à son impartialité. Ce qui compte est l’étendue des mesures adoptées par le juge avant le procès ... Et la réponse à cette question varie suivant les circonstances de chaque cause”. De même, ajoute l’arrêt Morel, “la connaissance approfondie du dossier par le juge n’implique pas un préjugé empêchant de le considérer comme impartial au moment du jugement sur le fond”.

 

Même si l’arrêt Morel  a été suivi d’autres décisions de la Cour européenne qui ont paru faire une application plus rigide de l’impartialité fonctionnelle du juge [4], l’intérêt principal de cet arrêt tient, ainsi que l’a relevé le professeur Charles Goyet dans son commentaire au Dalloz (D., n° 5, 2001, doctrine, p. 328 et suiv.) “non pas à l’espèce (concernant le juge-commissaire) ou à sa solution, mais à la manière : débordant de toutes parts les limites de la question qui lui était posée, la Cour de Strasbourg s’est, en effet, emparée de cette occasion pour fixer sa conception de l’impartialité objective ... en en fixant ses limites”.

 

On peut ainsi voir dans cet arrêt la prise de conscience, chez les juges européens, des dangers que pouvait entraîner une conception trop maximaliste de l’impartialité, qui risquait de  conduire, à terme, à un bouleversement dans l’organisation juridictionnelle et à une paralysie dans le fonctionnement des tribunaux, notamment les petits tribunaux, déjà très touchés par les exigences de la Cour européenne et celles de la loi du 15 juin 2000 (cf : article 137-1 nouveau du Code de procédure pénale, interdisant au juge des libertés et de la détention de participer au jugement des affaires pénales dont il a connu).

 

II • Les risques d’impasse : les arrêts mettant en cause certaines règles de procédure nationales pouvant être considérées comme légitimes

 

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme, si importante et indispensable lorsqu’il s’agit de protéger les droits fondamentaux, s’expose en revanche à la critique lorsqu’elle s’immisce dans le détail de certaines règles de procédure nationales jusqu’à les remettre en cause, au nom d’une conception abstraite du procès équitable et de critères très généraux par trop inspirés du principe des “apparences”.

 

La Cour européenne risque de faire œuvre alors, non plus d’harmonisation, mais d’uniformisation forcée des procédures, au détriment de normes et traditions procédurales internes, qui peuvent parfois tout aussi bien garantir la bonne administration de la justice et assurer la protection des droits des justiciables.

 

Cette tendance de la jurisprudence européenne a suscité une réaction du Président de la Cour européenne lui-même, M. Wildhaber, qui, dans l’opinion dissidente partagée avec six autres juges à propos de l’arrêt Kress c/France du 7 juin 2001, a mis en garde la Cour européenne contre le dépassement “des limites du contrôle européen par rapport aux spécificités nationales, qui sont légitimes pourvu qu’elles remplissent les obligations de résultat au regard des exigences conventionnelles”, ajoutant que, “de l’avis de ces sept juges, humble mais ferme, la Cour européenne est, dans ce domaine, allée déjà très loin dans le passé (en fait, depuis l’arrêt Borgers de 1991, qui fut un revirement de jurisprudence par rapport à l’arrêt Delcourt de 1970) et qu’elle va à nouveau trop loin dans l’affaire Kress ...

 

Ce courant controversé de la jurisprudence européenne peut être illustré par plusieurs arrêts concernant, soit la Cour de cassation française elle-même, soit les juridictions du fond.
 

1) Arrêts concernant la Cour de cassation française

 

Tout se passe ici comme si la procédure applicable devant la Cour de cassation était entrée, depuis quelques années, dans la “ligne de mire” de la Cour européenne.

 

. Je vous rappelle ainsi que la Cour européenne nous a interdit successivement :

- de déclarer irrecevable un pourvoi en cassation formé par le conseil d’un condamné en fuite qui n’a pas déféré au mandat de justice décerné contre lui (arrêts Poitrimol du 23 novembre 1993, Omar et Guérin c/France du 29 juillet 1998 et Van Pelt c/France du 23 mai 2000) ;

- de déclarer déchus de leur pourvoi les condamnés à une peine d’emprisonnement de plus d'un an qui ne se sont pas mis en état, c’est-à-dire qui ne se sont pas constitués prisonniers avant l’examen de leur pourvoi (arrêt Khalfaoui c/France du 14 décembre 1999), ce qui a conduit d’ailleurs le législateur à abroger l’article 583 du Code de procédure pénale ;

- de déclarer irrecevable le pourvoi en cassation contre un arrêt de contumace, comme le prévoit pourtant l’article 636 du Code de procédure pénale selon lequel “le pourvoi en cassation n’est pas ouvert au contumax” (arrêt Krombach c/France du 13 février 2001) ;

- de déclarer irrecevable un moyen, comme “nouveau”, lorsque la “nouveauté” n’est pas certaine et résulte d’une erreur d’appréciation de la Cour de cassation (arrêt Dulaurans c/Fance du 21 mars 2000). Il est à noter toutefois que, dans une décision du 29 août 2000, la Cour européenne (3ème section, affaire Jahnke et Lenoble c/France) a atténué sa position sur ce point en considérant que la Cour de cassation avait pu, à bon droit, déclarer irrecevable comme nouveau un grief qui n’avait été évoqué devant la Cour d’appel que comme un simple “argument” sans incidence sur la question en litige ;

- de radier du rôle un pourvoi en application de l’article 1009-1 du nouveau Code de procédure civile (défaut d’exécution de la décision civile attaquée), si la situation de précarité du demandeur et le montant des sommes dues rendait impossible l’exécution de la condamnation prononcée, une telle radiation constituant alors une mesure disproportionnée au regard des buts visés et entravant l’accès effectif de l’intéressé à la haute juridiction (arrêt Annoni di Gussola et Desbordes-Omer c/France du 14 novembre 2000).

 

. La Cour européenne exige également désormais de la Cour de cassation :

- que la procédure de cassation respecte l’exigence du délai raisonnable de l’article 6-1 de la Convention européenne, en veillant par exemple à ce que le délai entre le dépôt du Conseiller rapporteur et l’arrêt de la Cour ne soit pas excessif (arrêt Djaid c/France du 29 septembre 1999) ;

- que l’accès aux travaux préparatoires du Conseiller rapporteur soit le même pour les Avocats généraux et pour les parties, en application du principe de l’égalité des armes (arrêts Reinhardt et Slimane Kaid c/France du 31 mars 1998, confirmés par un nouvel arrêt Slimane Kaid c/France du 25 janvier 2000 ;

- que toutes les parties soient avisées de la date de l’audience de la Cour de cassation et puissent, non seulement avoir communication préalable des conclusions de l’Avocat général, mais aussi comparaître à l’audience, même si elles ne sont pas assistées d’avocats aux Conseils (arrêt Voisine c/France du 8 février 2000).

 

A travers ces quelques exemples, antérieurs à 2001, l’on peut mesurer déjà l’ampleur des incidences de la jurisprudence européenne sur le fonctionnement de la Cour de cassation.

 

Cette tendance s’est illustrée à nouveau en 2001 par quelques arrêts de la Cour européenne concernant la Cour de cassation, en particulier dans deux domaines :

 

a) S’agissant de la procédure de radiation du rôle des pourvois en matière civile en cas de défaut d’exécution de la décision attaquée (article 1009-1 du nouveau Code de procédure civile), la Cour européenne a condamné la France dans un arrêt Mortier c/France du 31 juillet 2001, pour avoir rejeté un pourvoi en cassation au motif que le demandeur en cassation n’avait pas appliqué la décision contre laquelle le pourvoi était dirigé, sans tenir compte de ce que, après un début d’exécution, la situation de ce demandeur s’était progressivement dégradée et qu’elle ne lui permettait pas de continuer à rembourser les sommes litigieuses.

 

Comme le relève M. Christian Hugon dans sa chronique au Dalloz[5] : “par cette condamnation, la Cour européenne confirme le choix d’un contrôle étendu, impliquant, si besoin est, ce qui peut apparaître comme un contrôle de la pertinence des décisions des juridictions internes, ainsi qu’elle l’avait déjà fait, par exemple, dans l’arrêt Dulaurans c/France du 21 mars 2000".

 

Le professeur Marguénaud avait souligné lui-même, à propos de l’arrêt Dulaurans, cette tendance de la Cour européenne à se comporter en véritable “juge d’appel” des décisions de la Cour de cassation[6], ce qui - soit dit en passant - peut conduire à se demander quelle sera, à terme, le sort de la Cour de cassation, comprise entre les juridictions du fait et une Cour européenne devenant un nouveau degré de juridiction statuant en droit et en fait.

 

b) S’agissant du rôle des conseillers-rapporteurs et des avocats généraux à la Cour de cassation, trois arrêts nouveaux de la Cour européenne sont venus prolonger la jurisprudence antérieure des arrêts Slimane Kaid c/France des 31 mars 1998 et 25 janvier 2000 et Voisine c/France du 8 février 2000 :

 

. les arrêts Aboud et Bosoni c/France du 27 février 2001 et Meftah c/France du 24 avril 2001,  ont condamné la France pour violation de l’article 6-1 de la Convention européenne parce que, s’agissant d’un requérant non représenté par un avocat et assurant sa propre défense, il n’avait pas eu communication, d’une part des conclusions de l’avocat général, d’autre part de la date de l’audience de la Cour de cassation, ce qui l’avait empêché de répliquer aux conclusions de l’avocat général. Compte tenu de l’importance de ces arrêts pour le fonctionnement de la Cour de cassation, le Gouvernement français a demandé le renvoi de ces affaires devant la grande chambre de la Cour européenne, qui devrait les examiner le 27 février prochain.

 

. l’arrêt Kress c/France du 7 juin 2001, concernant principalement les Commissaires du gouvernement du Conseil d’Etat, mais intéressant aussi indirectement les Avocats généraux à la Cour de cassation, a dit qu’était contraire aux exigences de l’article 6-1 de la Convention européenne la pratique de la participation des Commissaires du gouvernement au délibéré de la Cour. Il va de soi que cette condamnation peut viser aussi la pratique des avocats généraux à la Cour de cassation.

 

L’ensemble de cette jurisprudence européenne mettant en cause le rôle des avocats généraux à la Cour de cassation (depuis l’arrêt Borgers c/Belgique du 30 octobre 1991 jusqu’à l’arrêt Slimane Kaid c/France des 31 mars 1998 et 25 janvier 2000), qui se fonde sur la théorie dite des “apparences”, sur le critère formel de l’égalité des armes entre les parties et sur l’idée que l’Avocat général à la Cour de cassation pourrait être un “adversaire objectif” des parties, fournit, à mon sens, un bon exemple de ce qu’une approche trop abstraite de certaines pratiques procédurales nationales par les juges européens peut conduire à des effets pervers, contraires aux intérêts des justiciables eux-mêmes.

 

En effet, à partir d’une mauvaise compréhension de l’institution de l’avocat général à la Cour de cassation, confondu avec les membres des Parquets des juridictions du fond et regardé à tort comme une “partie” à la procédure ou un “adversaire objectif” apparent des requérants (alors qu’il est un magistrat indépendant faisant partie de la juridiction, ni partie jointe, ni subordonné à des instructions hiérarchiques), la jurisprudence de la Cour européenne risque d’avoir des conséquences particulièrement préjudiciables au bon fonctionnement de la Cour de cassation et aux intérêts des justiciables : si les avocats généraux n’ont plus communication des travaux préalables des Conseillers-rapporteurs et s’ils n’assistent plus aux délibérés ni aux conférences préparatoires avec les conseillers, ils seront séparés de la vie de la juridiction, et, surtout, ils ne pourront plus conclure que dans un nombre limité d’affaires (puisque, bien évidemment, les 24 avocats généraux seront dans l’incapacité matérielle d’examiner tous les dossiers traités par les quelques 133 conseillers à la Cour de cassation sans plus pouvoir avoir accès aux travaux préparatoires des rapporteurs).

 

Une telle situation sera dommageable, non seulement pour les avocats des parties, qui ne trouveront plus dans l’avocat général l’interlocuteur accessible dans toutes les affaires, mais aussi et surtout pour les justiciables, privés dans beaucoup de dossiers de la garantie que représentait un second examen de leur cas par l’avocat général (y compris dans les dossiers qui seront soumis à la nouvelle procédure simplifiée dite d’admission des pourvois en cassation, qui va entrer en application le 1er janvier 2002).

 

Ainsi, paradoxalement, cette jurisprudence de la Cour européenne risque d’avoir pour résultat de diminuer la qualité des arrêts de la Cour de cassation, de créer des inégalités dans le traitement des dossiers, de restreindre les garanties des justiciables et de leurs avocats, de réduire la transparence de la procédure et d’appauvrir ou de stériliser les débats, toutes choses qui iraient, de toute évidence, à l’encontre des objectifs fondamentaux de la Convention européenne.

 

On peut comprendre, dans ces conditions, que les conséquences de cette jurisprudence aient suscité la réprobation, non seulement des avocats généraux à la Cour de cassation et des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, mais aussi du Président Wildhaber et de six autres juges de la Cour européenne qui n’ont pas hésité à écrire, dans leur opinion dissidente sous l’arrêt Kress du 7 juin 2001, “qu’il est souhaitable qu’à l’avenir, la Cour européenne reconsidère dans son ensemble sa jurisprudence sur la procédure devant les Cours suprêmes européennes, qui fait la part trop belle aux apparences, au détriment de traditions nationales respectables et, en définitive, de l’intérêt réel des justiciables”.

 

Si l’on veut essayer d’obtenir désormais de la Cour européenne qu’elle revienne à une vision plus exacte du rôle du Parquet général de la Cour de cassation (telle qu’elle l’avait exprimée dans le précédent arrêt Delcourt c/Belgique du 17 janvier 1970), il faudra sans doute passer par une modification des textes définissant le rôle des avocats généraux à la Cour de cassation, de manière à abroger les dispositions qui peuvent donner encore l’impression d’une subordination hiérarchique des avocats généraux et à faire mieux apparaître leur visage réel, tel que forgé par une coutume bicentenaire : celui de magistrats indépendants, faisant partie de la juridiction, concluant sur le seul terrain du droit pour conseiller les juges de cassation, et participant ainsi au processus d’élaboration des décisions de la Cour et à l’accomplissement de sa fonction juridictionnelle.
 

2)  Arrêts concernant les juridiction de fond

 

S’agissant des juridictions du fond, vous savez aussi combien la jurisprudence de la Cour européenne a accentué son contrôle sur nos règles de procédure internes, soumises à un examen minutieux de conformité à la Convention européenne, notamment à l’article 6 concernant le procès équitable. Je vous rappelle, par exemple, que la Cour européenne interdit désormais à nos juridictions :

 

- de refuser la présentation par un avocat d’une partie qui n’est pas présente à l’audience (cf : arrêt Van Pelt c/France du 23 mai 2000, selon lequel, si le législateur doit pouvoir décourager les absences injustifiées, il ne peut les sanctionner en dérogeant au droit à l’assistance d’un défenseur, élément fondamental du procès équitable) ;

 

- de “requalifier” une infraction sans avoir offert à la défense la possibilité de présenter convenablement ses arguments, en disposant du temps et des facilités nécessaires à cet effet (arrêt Pélissier et Sassi c/France du 25 mars 1999) ;

 

- de motiver de façon trop générale le prononcé ou la prolongation de la détention provisoire, les juges de la détention devant, non seulement motiver de façon précise leur décision, mais justifier de ce que les motifs initialement pertinents du maintien en détention n’ont pas perdu leur valeur à l’épreuve du temps (arrêts Letellier, Kemmache, Tomasi, Muller, I.A., Debboub, Zannouti c/France,etc.) ;

 

- de déclarer irrecevable une plainte avec constitution de partie civile en raison du non versement de la caution si le montant de cette caution est excessif et a privé en pratique le plaignant de son droit de recours devant le juge d’instruction (arrêt Ait Mouhoub c/France du 8 octobre 1998).

 

Au cours de l’année 2001, plusieurs nouveaux arrêts ont accentué l’emprise de la Cour européenne sur nos règles de procédure internes :

 

. Dans l’arrêt Krombach c/France du 13 février 2001, c’est la procédure criminelle de la contumace qui, selon l’expression du professeur Marguenaud[7], a été “frappée par la foudre européenne”, les juges de Strasbourg ayant considéré que cette procédure, telle que prévue par les articles 627 et suivants de notre Code de procédure pénale, était contraire :

- d’une part, à l’article 6-1 de la Convention européenne, parce que sanctionner la non-comparution du requérant à l’audience par une interdiction absolue de toute défense à l’audience (article 630 du Code de procédure pénale) apparaissait manifestement disproportionné, l’accusé ne devant pas perdre le droit d’être effectivement défendu du seul fait de son absence aux débats ;

- d’autre part, à l’article 2 du Protocole n° 7 à la Convention européenne, du fait que l’impossibilité de se pourvoir en cassation contre l’arrêt de condamnation rendu en premier et dernier ressort par la Cour d’assises (article 636 du Code de procédure pénale) privait le requérant du droit de faire examiner sa condamnation par une juridiction supérieure.

 

. Dans l’arrêt Vaudelle c/France du 30 janvier 2001, la Cour européenne a dit qu’était également contraire à l’article 6-1 et 6-3-a de la Convention la condamnation à l’emprisonnement prononcée par un jugement réputé contradictoire à l’encontre d’un prévenu placé sous curatelle et en l’absence du requérant ou de tout représentant à l’audience, sans que le curateur ait été informé de la procédure pénale exercée contre le prévenu.

 

. Dans l’arrêt G.B. c/France du 2 octobre 2001, la Cour européenne a condamné la France pour violation des règles du procès équitable et des droits de la défense (article 6-1 et 6-3-b de la Convention) parce qu’une Cour d’assises avait refusé de faire droit à la demande de contre-expertise de l’accusé, alors que cette demande apparaissait justifiée par la volte-face opérée par l’expert-psychiatre à la barre de la Cour d’assises, revirement brutal qui avait conféré à l’opinion de l’expert un poids tout particulier dans un sens défavorable au requérant.

 

. Dans l’arrêt Gombert et Gochgarian c/France du 13 février 2001, la Cour européenne, prolongeant ses exigences en matière de motivation de la détention provisoire, a condamné à nouveau la France parce que, après avoir analysé en détail chacun des motifs retenus par les juridictions d’instruction, elle a estimé que ces motifs, pertinents à l’origine, avaient progressivement perdu une partie de leur pertinence avec le temps et n’avaient pas résisté à l’épreuve de la durée, le risque de fuite du requérant ayant lui-même décru avec le temps.

 

Toutefois, s’il est vrai que les condamnations de la Cour européenne touchant à nos procédures internes ont été encore nombreuses au cours de l’année 2001, il convient de relever que certains arrêts témoignent aussi d’un souci nouveau de la Cour européenne de dépasser les critères abstraits et la théorie des “apparences” pour tenir compte des réalités nationales et de la légitimité des règles de procédure internes lorsqu’elles assurent une bonne administration de la justice ainsi que la protection des intérêts des justiciables.

 

Dans l’article qu’il a publié à la Semaine Juridique du 14 novembre 2001 (n° 46, pages 2085 et suiv.), le Premier Président de la Cour de cassation, M. Guy Canivet, cite, à cet égard, plusieurs décisions qui montrent que la Cour européenne a su aussi prendre en compte les impératifs d’une bonne organisation et d’une saine gestion de l’appareil judiciaire interne.

 

. Ainsi, nous avons déjà fait état de l’arrêt Morel c/France du 16 novembre 2000, concernant l’impartialité fonctionnelle du juge, par lequel la Cour européenne, rompant avec le critère trop abstrait dont elle avait fait application auparavant, a précisé que le simple fait, pour un juge, d’avoir pris des décisions avant le procès ne peut passer pour justifier en soi des appréhensions relativement à son impartialité, la réponse à cette question variant suivant les circonstances de la cause.

 

. De même, dans un arrêt Laumont c/France du 8 novembre 2001, concernant le droit à la liberté et à la sûreté (article 5 §1 de la Convention), la Cour européenne a dit que la jurisprudence de la Cour de cassation française qui dispense les chambres d’accusation de prendre une nouvelle décision sur le maintien en détention provisoire lorsqu’elle ordonne un supplément d’information (en interprétant les articles 181 alinéa 2, 201 et 214 du Code de procédure pénale), n’est pas de caractère déraisonnable ou arbitraire, puisqu’elle ne prive pas de la possibilité d’obtenir, à tout moment de la procédure, une décision de mise en liberté sur le fondement de l’article 148-1 du Code de procédure pénale.

 

. Enfin, dans un arrêt Sablon c/Belgique du 10 avril 2001, concernant la durée des procédures, la Cour européenne a écarté le grief de durée excessive de la procédure, en disant que l’article 6 de la Convention européenne “prescrit la célérité des procédures judiciaires, mais qu’il consacre aussi le principe, plus général, d’une bonne administration de la justice”.

 

Ce dernier arrêt mérite d’être relevé : il montre que les juges européens, dans l’appréciation de la conformité des procédures internes, entendent, davantage peut-être à l’avenir que jusqu’à présent, procéder à une balance des intérêts en jeu, en recherchant quel est l’intérêt le plus important qu’il convient de privilégier. Dans l’affaire Sablon, l’intérêt d’une bonne administration de la justice devait primer sur l’exigence de célérité de la procédure. Plus généralement, il faudra sans doute que les juges européens n’hésitent pas à consacrer à l’avenir la primauté du critère du bon fonctionnement et de la bonne administration de la justice sur l’application rigide de critères trop abstraits tirés de la théorie des “apparences”. Il faudra aussi qu’ils affirment clairement que la protection “effective” des droits et des intérêts des justiciables reste l’objectif essentiel à atteindre, quand bien même ce sont des règles procédurales nationales particulières qui permettent d’y parvenir, et que cet objectif doit l’emporter sur  celui de l’égalité formelle des armes, par exemple.

 

Il convient, en effet, de ne pas oublier que le but premier de la jurisprudence européenne est que soit assurée par les juges nationaux la protection “de  droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs”, selon les termes utilisés par la Cour européenne dans les célèbres arrêts Airey c/Irlande du 9 octobre 1979 et Artico c/Italie du 13 mai 1980...


 


[1]  Cf. à ce sujet l’article de M. Guy CANIVET, Premier Président de la Cour de cassation : “Economie de la justice et procès équitable”, Semaine Juridique, 14 novembre 2001, n° 46, p. 2085 et suiv.

[2] Cf. en ce sens, notamment, les arrêts de la chambre criminelle de la Cour de cassation des 28 février 2001 (Bul. Crim. 2001 n° 55) et 13 mars 2001 (Gaz.  Pal., 30 novembre 2001 p. 21).

[3]Cf notamment l’arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 23 février 2001, Bolle-Laroche c/Agent judiciaire du Trésor, Gaz. Pal., 27 juillet 2001, p. 28 et suiv.).

[4] Cf. l’arrêt Rojas Morales c/Italie du 16 novembre 2000, et l’arrêt DN c/Suisse du 29 mars 2001, dans lequel la Cour européenne a estimé qu’un expert médical qui avait présenté de façon publique un rapport concluant à la nécessité de maintenir une requérante en internement psychiatrique ne pouvait pas participer à la formation de jugement rejetant la demande de libération de la clinique psychiatrique présentée par cette requérante (violation de l’article 5-4 de la Convention européenne).

[5] Christian HUGON, Dalloz, 2001, n° 42, p. 3369 et suiv.

[6] Observ. sur CEDH, 21 mars 2000, RTD Civ., 2000 p. 439.

[7] Cf. Jean-Pierre MARGUENAUD, Dalloz, 2001, n° 41, p. 3302 et suiv.

 

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