Débats
Mlle Chassin (étudiante
en DEA, Sceaux)
Comment
expliquez-vous la multiplication des recours des détenus devant la Cour
européenne des droits de l’Homme depuis quelques mois, sachant que le problème
est connu depuis plusieurs années, notamment avec la Turquie et les problèmes de
détention qui sont posés dans ce pays ?
Mme Françoise
Tulkens
Tout d’abord, je ne sais pas si
l’on peut véritablement soutenir, d’un point de vue quantitatif, qu’il y a eu
une multiplication des recours des détenus devant la Cour européenne des droits
de l’Homme. Cela serait à vérifier mais je n’ai pas les données pour vous
répondre avec précision. En revanche, la question de l’accès des détenus à la
Cour reste une question importante. L’accès des détenus aux juridictions
internes n’est déjà pas chose aisée, en raison de leur situation de
vulnérabilité sociétale. Il est encore sans doute plus difficile pour les
juridictions internationales. En termes d’effectivité, cette observation pose
donc la question du recours à la Cour européenne des droits de l’Homme pour le
détenu comme requérant individuel (risque de réaction au sein même de la prison,
aide judiciaire, etc.). A cet égard, je vois dans certains dossiers que des
groupes ou des organisations non gouvernementales assurent parfois le relais
entre des situations problématiques au niveau de la détention et la Cour
européenne des droits de l’Homme, en ce sens que ces associations aident les
requérants individuels dans leur démarche en vue d’introduire une requête devant
la Cour et de la soutenir. De manière générale, c’est sans doute ici que la
reconnaissance d’une certaine forme d’action d’intérêt collectif - à distinguer
bien sûr de l’actio popularis - pourrait trouver son sens. Certes, la
Cour peut être saisie d’une requête par “ toute personne physique, toute
organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers ”, mais encore
faut-il que soit reconnue la qualité de “ victime d’une violation (...) des
droits reconnus par la Convention ” (article 34). La notion de victime est
entendue au sens large dans la jurisprudence de la Cour mais il importe
néanmoins que la personne ou le groupe requérant puisse faire valoir qu’il a été
personnellement touché par la violation alléguée. Il sera intéressant
d’observer, dans les années à venir, si soit le texte de la Convention, soit la
jurisprudence de la Cour évoluent dans la direction de l’action d’intérêt
collectif.
M. Salah Eddin Helali
(maître de conférences à l’Université de Nancy 2)
Pour commencer, je reprendrai tout d’abord les propos de M.
l’Avocat général qui dans son rapport préliminaire avait commencé par évoquer,
sans y adhérer, la possible suppression de la Cour européenne des droits de
l’Homme qu’une petite partie de la doctrine appelle de ses vœux. A mon sens, on
devrait la supprimer dès lors qu’il n’existe plus aucune requête devant cette
Cour et cela signifierait que les juges nationaux appliquent parfaitement cette
Convention, donc sa disparition, effectivement, pourrait se poser.
Cependant, quand on a des arrêts
aussi nombreux, quantitativement, qualitativement, cela pose parfois des
problèmes de visibilité, d’autant que la motivation des arrêts n’est pas exempte
de toutes critiques considérée par Ronny Abraham surabondante et pas assez
déterminante. Il convient de noter l’évolution et la métamorphose du droit en
France et dans les autres pays. Toutes ces critiques sont fondées certainement,
mais n’oublions pas que cette Convention institue un droit polymorphe : 43 pays,
43 systèmes. Si l’on regarde le système juridictionnel français, avec les
divergences entre le Conseil d’Etat et la Cour de cassation, les arrêts de la
Cour européenne des droits de l’Homme ne sont pas véritablement préjudiciables
et n’emportent pas cette réaction, je dirais, disproportionnée.
Pour en revenir à un aspect sur
l’apparence, le juge Wildhaber, Président de la Cour, regrette qu’on aille trop
loin dans l’examen des procédures contentieuses ou des mécanismes. Moi, j’ai un
souvenir de jeune étudiant, j’avais saisi le Tribunal administratif contre une
décision téléphonique du ministère des Affaires étrangères m’interdisant de
passer un concours de secrétaire adjoint des Affaires étrangères. Je me suis
présenté devant le Tribunal administratif, et j’ai été un peu choqué de ne pas
pouvoir rétorquer, répliquer à M. le Commissaire du gouvernement. J’ai été
choqué d’apprendre par la suite que la décision du Conseil d’Etat avait été
rendue sans m’avoir personnellement entendu. Donc, si la Cour européenne des
droits de l’Homme va aussi loin dans les mécanismes contentieux, peut-être parce
que l’apparence nécessite une certaine forme de transparence. Ce n’est pas un
principe de la Convention, et on peut s’inspirer à cet égard du droit
communautaire, la transparence devient peut-être un nouveau credo de la part de
la Cour, pour reprendre le titre (sans h) du site Internet de mon ami Paul
Tavernier, donc l’apparence est devenue un credo de cette Cour, la transparence
va devenir une sorte d’obsession à l’image de cette autre obsession de la Cour
de Strasbourg : l’obligation positive.
On peut regretter ces révisions
judiciaires de la Convention européenne des droits de l’Homme. En bout de
course, je dirai que l’apport de la Cour européenne des droits de l’Homme milite
pour son maintien et son renforcement.
M. Régis de
Gouttes
Je crois,
pour ajouter encore à ce que vous venez de dire, que nous sommes parfaitement
d’accord. Faut-il supprimer la Cour européenne des droits de l’Homme ? Sûrement
pas et surtout pas. Comme vous le dites, et comme je l’ai écrit, la Cour
européenne a suffisamment démontré, en particulier dans le domaine de la
protection des garanties fondamentales, son apport indiscutable depuis un
demi-siècle. La question que l’on peut se poser, d’une manière générale, est de
savoir, précisément pour assurer la consolidation et l’avenir de la Cour
européenne, au moment où elle rencontre des difficultés et des risques
d’asphyxie et pour éviter des poussées de résistance ou de souverainisme que
l’on ressent parfois dans certaines réunions intergouvernementales au Conseil de
l’Europe, s’il ne faut pas inciter la Cour européenne à faire le tri entre ce
que je serais tenté d’appeler les questions importantes touchant aux droits de
l’Homme et les questions subalternes ou secondaires (les détails de procédure).
Parce que la seule chose qui compte au fond, c’est le résultat en termes de
défense concrète des droits de l’Homme, de protection effective des droits des
justiciables et de bonne justice. Qu’est-ce qui assure une bonne justice et un
résultat protecteur pour les justiciables ? Si ce sont des procédures internes
qui aboutissent à ce résultat, pourquoi pas ? C’est simplement ce que j’ai voulu
dire, conformément au principe de subsidiarité pour réagir aux commentaires
critiques que l’on voit apparaître et qui pourraient remettre en cause le
crédit même de la Cour européenne des droits l’Homme à travers certains de ses
arrêts.
Mme Françoise Tulkens
Il y a un ensemble de points sur
lesquels je souhaiterais réagir et je les prendrai dans l’ordre de
l’intervention de M. l’Avocat-général Régis de Gouttes.
1. Vous avez évoqué au départ,
et je trouve cela tout à fait intéressant, le texte de M. Victor Haïm, qui est
si j’ai bien lu un professeur de cette Université. Je m’avance ici sur un
terrain délicat, pour ne pas dire “ miné ”...
Je dois avouer que ce qui m’a un
peu gênée dans l’article de M. Haïm ce n’est pas la provocation. Je trouve
d’ailleurs que des propos libres, engagés, avec même une certaine dose
d’exagération rentrent tout à fait dans le champ de la liberté d’expression,
chère à la Cour. Ce qui m’a gênée, et ma réaction ici est plutôt celle de
l’universitaire, est la généralisation à partir de quelques affaires. Quoiqu’il
en soit, il n’est nullement dans mon intention d’entrer ici à mon tour dans la
polémique, en ralliant la thèse de ceux qui, comme le laisse entendre V. Haïm,
prétendent que la Cour européenne des droits de l’Homme n’a d’utilité que pour
“ les révisionnistes, les délinquants et les Turcs ” ou, à l’inverse, en faisant
mienne l’affirmation du caractère “miraculeux” de l’œuvre accomplie par la Cour.
Non seulement les réquisitoires et les plaidoyers requerraient bien davantage
que les quelques observations qui suivent, à tout le moins si on veut prendre le
parti de les étayer de manière un peu solide, et non pas par la seule mise en
exergue de deux ou trois affaires prétendument paradigmatiques - mais en plus
n’auraient-ils finalement que peu d’espoir de rallier l’unanimité, dans une
matière, celle des droits de l’Homme, où les conflits et les jugements de valeur
sont inévitables et où les “ points de vue de Sirius ”, axiologiquement neutres,
sont inaccessibles.
2. Vous avez, M. l’Avocat-général,
évoqué une question que je trouve intéressante : les critiques qui s’adressent à
la Cour aujourd’hui, on ne les aurait sans doute pas imaginées il y a une
dizaine d’années. Je n’en suis pas tout à fait sûre lorsque je vois, de manière
rétroactive, les mouvements de réaction, parfois très vifs, à l’endroit de
certains arrêts de la jurisprudence de l’ancienne Cour, dans différents pays, et
notamment en Belgique. Je pense donc que, hier comme aujourd’hui, la Convention
et plus particulièrement la jurisprudence de la Cour suscitent critique et
résistance et que, comme vous le dites, des tendances “ souverainistes ”
existent. D’un côté, je pense que nous devons être attentifs, au sein de la
Cour, à ces critiques et à ces résistances qui posent de très sérieuses
questions. Elles doivent nous inviter à y réfléchir, sérieusement, car il n’est
sans doute pas bon, je dirais même contre-productif, de laisser se développer
sans réflexion des antagonismes aussi forts. D’un autre côté, il faudrait aussi
me semble-t-il travailler cette notion même de résistance, de résistance aux
droits de la Convention et à leur interprétation par la Cour européenne des
droits de l’Homme. Résistances sur quels thèmes ? Par rapport à quels pays ? A
quel moment ? Une étude de l’ensemble de ce phénomène permettrait à la fois de
mieux prendre la mesure du débat que certains arrêts de la Cour suscitent, comme
par exemple l’arrêt Kress c/France du 7 juin 2001 que vous avez cité, et
en même temps de contextualiser ces critiques.
3. Si le Protocole n° 11 qui a
permis l’entrée en vigueur le 1er novembre 1998 de la “ nouvelle ” Cour
européenne des droits de l’Homme a introduit dans le système de contrôle de la
Convention des aménagements substantiels, aujourd’hui il est clair aux yeux de
tous que “ la réforme continue ”. Comme toute institution, la Cour est soucieuse
de maintenir et d’accroître son effectivité et d’exploiter tous les gisements de
productivité qui s’offrent à elle. A cet égard, elle est engagée dans un double
processus de réflexion sur ses méthodes de travail et d’évaluation de son
fonctionnement. Vous avez cité à cet égard le rapport du Groupe d’évaluation au
Comité des ministres sur la Cour européenne des droits de l’Homme (Strasbourg,
septembre 2001) et je voudrais ajouter, quant à moi, le rapport final du Groupe
de travail sur les méthodes de travail de la Cour européenne des droits de
l’Homme : “ Trois années de travail pour construire l’avenir ” (Strasbourg,
janvier 2002). Si, bien sûr, la question du nombre de requêtes à la Cour est une
question sérieuse, que j’évoquerai dans un moment, je ne partage pas entièrement
votre manière de présenter les choses en créant ce que les sociologues
appelleraient une sorte de “ panique morale ” : la Cour est débordée, elle va à
l’asphyxie, elle est au bord du gouffre, donc il faut faire quelque
chose. Le processus d’évaluation et de réflexion sur le travail de la Cour est
beaucoup plus profond et beaucoup plus fondamental et s’inscrit, je le répète,
dans un processus normal de réflexion et de mise en question de toute
institution si elle veut rester dynamique. Vous trouverez dans ces deux
documents, les nombreuses et différentes suggestions et/ou propositions qui sont
actuellement formulées et qui couvrent tous les aspects du travail de la Cour,
de l’amont à l’aval. Certaines concernent la politique judiciaire, d’autres le
rôle des acteurs, d’autres encore de nouveaux dispositifs à mobiliser ou à
créer, d’autres enfin l’organisation et le fonctionnement de la Cour. Parmi les
défis que la Cour rencontre aujourd’hui, il y a effectivement son élargissement
à huit cent millions de personnes. Aujourd’hui, la Cour s’adresse en effet en
Europe à huit cent millions de requérants potentiels. Cela pose en définitive
une question fondamentale : les portes de la Cour européenne des droits de
l’Homme doivent/peuvent-elles rester largement ouvertes à toutes les victimes
d’atteintes à la Convention, sans aucune distinction, notamment en fonction de
la gravité de l’atteinte dénoncée ou de ce que l’on pourrait appeler “ l’intérêt
de la requête ” ? Ou au contraire faut-il mettre en place un nouveau filtre au
travers duquel ne passeraient que les affaires mettant en cause de graves
violations de la Convention ou soulevant d’importantes questions d’intérêt
général pour l’interprétation de celle-ci ? En dernière instance, c’est le rôle
et la place du droit de recours individuel qui se trouvent soumis à examen. Mais
une question aussi centrale, et aussi essentielle, ne peut être valablement
examinée dans un climat de tension et de pression lié à la seule question des
chiffres. Les chiffres sont à “ déchiffrer ” : en 2001, 11.551 requêtes
nouvelles ont été enregistrées, soit dix fois plus qu’en 1988. Actuellement,
près de 20.000 requêtes sont pendantes devant la Cour. Ce sont des chiffres
bruts qui indiquent des ordres de grandeur mais qui demandent des analyses plus
complètes et plus fines, sur base d’outils statistiques rigoureux, pour bien
fonder les orientations de réforme. Pour l’année 2001, la Cour a prononcé près
de 850 arrêts. Sur ce nombre, il y en a près de 550 qui concernent la durée de
la procédure.
4. Vous avez évoqué, à un moment
donné, la présence à la Cour à la fois des juges de l’Est et de l’Ouest. Cette
difficulté ou cet obstacle, j’avoue que je l’ai déjà souvent entendu évoquer,
notamment en France. L’ouverture du Conseil de l’Europe en 1990 était un choix
politique des États membres du Conseil de l’Europe. Si pour certains il
s’agissait à l’époque d’un pari, aujourd’hui il importe de le gagner. J’avoue
que j’ai quelque peine à intégrer personnellement les remarques que vous avez
formulées. Dans la section à laquelle j’appartiens au sein de la Cour, il y a
bien sûr des juges de l’Est et de l’Ouest, de différentes nationalités, de
différents systèmes juridiques, de différentes cultures. En définitive, où est
le problème ? Il y aurait certes problème si l’on pouvait nous montrer, sur base
de la jurisprudence de la Cour, que la nouvelle composition de la Cour, celle de
la “ maison commune ” Europe, avait pour effet d’abaisser les standards. Mais là
aussi, on ne peut se satisfaire d’affirmations qui risqueraient de s’identifier
à une forme de préjugés. Ce sont les faits, la jurisprudence qu’il faut scruter
attentivement. La Cour l’a dit à de multiples reprises : il n’est pas question
pour elle d’abaisser les standards.
5. Ce débat renvoie aussi, en
creux, à certaines interrogations sur les exigences conjointes de la qualité et
de la quantité de la jurisprudence de la Cour. Certains estiment aujourd’hui que
l’apport et la signification de la jurisprudence de la Cour sont parfois
brouillés : manque de clarté ; incohérence entre certaines décisions ; et,
surtout, caractère de plus en plus minutieux, presque pointilliste du contrôle
des procédures nationales. Ces observations renvoient à leur tour à ce que l’on
pourrait appeler une forme de “ tension ” quant à la politique jurisprudentielle
et aux méthodes d’interprétation de la Cour. Celle-ci doit-elle être une
pacificatrice de litiges particuliers qui, en se soumettant au principe du
minimalisme judiciaire, se borne à trancher une affaire à la fois, de manière
casuistique et sans s’encombrer de débats théoriques inutiles voire même
dangereux ; ou faut-il au contraire qu’elle se fasse pédagogue, en prenant
prétexte des litiges ponctuels qui lui sont soumis pour adresser aux juges de
première ligne de la Convention, les autorités nationales, les directives
générales et clarificatrices concernant les droits et devoirs que celle-ci
reconnaît et impose. Par conviction et peut-être par formation, je suis
personnellement plus favorable à des arrêts de principe mais à ce titre je
comprends très bien qu’une position de cet ordre pourrait être qualifiée de
“ dogmatique ”. Je pense cependant, quant à moi, qu’une jurisprudence trop
pointilliste, au cas par cas, peut accroître l’incertitude. Les choses sont
alors liées. Je pense qu’il y aurait moins de requêtes si la jurisprudence de la
Cour était plus nette ou plus exactement plus prévisible. Car en définitive il y
a le risque d’être enfermé dans un cercle vicieux : plus nombreuses sont les
requêtes portées devant la Cour, moins bien elle pourra les traiter ; or si les
requêtes se multiplient c’est peut-être aussi, en partie, parce que la
jurisprudence de la Cour invite le justiciable à tenter d’en cerner les limites
ou à tout le moins de “ tenter sa chance ”. Comme le disait P.-H. Imbert,
l’exécution de l’arrêt commence aussi au moment de sa rédaction.
6. Vous avez évoqué une question
difficile : peut-on distinguer, au sein de la Convention, entre les droits forts
et les droits faibles, entre les droits qui constituent le noyau dur de la
Convention et ceux qui pourraient se situer à la périphérie ? Peut-on faire des
distinctions au sein des droits de l’Homme ? Peut-on établir une hiérarchie
entre les droits ? Voilà pour moi une question difficile. A travers les dossiers
que la Cour est appelée à traiter, je ne peux parfois m’empêcher de penser
qu’une durée de procédure pour un justiciable est ressentie de manière parfois
aussi dramatique que des actes de brutalité au sein d’un commissariat. En
définitive, au-delà de certaines évidences (droits indérogeables),
l’identification de ce noyau dur des droits de la Convention n’est pas chose
aisée. Il me semble aussi que les tentatives doctrinales qui visent à déceler
une hiérarchie entre les différents droits consacrés par la Convention ont,
jusqu’à ce jour, largement échoué. Il en va de même des tentatives doctrinales
visant à identifier précisément ce que la Cour européenne des droits de l’Homme
considère comme étant la “ substance ” intangible de chacun des droits consacrés
par la Convention.
7. J’aborde maintenant un aspect
un peu plus polémique et plus délicat de votre intervention. Vous vous demandez
si la Cour de cassation est dans “ la ligne de mire ” de la Cour européenne des
droits de l’Homme. Je voudrais vous le dire, avec conviction et fermeté : non,
tel n’est en aucune manière le cas. Mais, en revanche, si vous le vivez comme
cela, si c’est le sentiment qui est le vôtre, comme tout sentiment je le
respecte et en même temps je le regrette profondément. Et sans doute en sommes
nous responsables si nos interventions manquent de clarté. Nous devrons à la
Cour y réfléchir. Mais, soyez-en assuré, il n’y a ni dans les intentions de la
Cour, ni je l’espère dans la réalité de sa jurisprudence, une quelconque
entreprise de “ démolition ” de la Cour de cassation ou des Cours de cassation
en Europe. Nous avons le plus grand respect pour les Cours suprêmes qui jouent
un rôle essentiel dans la sauvegarde et le développement des droits
fondamentaux. Nous avons, vous et nous, une responsabilité commune dans ce
domaine. Permettez-moi simplement d’évoquer deux arrêts dans lesquels la Cour a
insisté sur le rôle crucial de l’instance en cassation. Il s’agit de l’arrêt
Civet c/France du 28 septembre 1999 qui concerne le contrôle par la Cour de
cassation de la durée de la détention préventive au regard de l’article 5 de la
Convention. La Cour a conclu à l’irrecevabilité de la requête à défaut
d’épuisement des voies de recours internes. Il en va de même dans la décision
d’irrecevabilité de la Cour dans la requête Hamaïdi contre France du 6
mars 2001 qui concerne l’effectivité du pourvoi en cassation pour contester, sur
le fondement de l’article 8 de la Convention, le refus de relèvement d’une
interdiction du territoire français. La Cour a constaté, en examinant des arrêts
récents de la Cour de cassation, que celle-ci procède à un examen de la
conformité de l’interdiction avec la garantie de l’article 8 lorsqu’un tel moyen
lui est présenté. Dès lors, dans la mesure où la Cour de cassation est à même
d’apprécier si la mesure d’interdiction et son maintien est conforme aux
exigences de l’article 8 de la Convention, la Cour a conclu au non-épuisement
des voies de recours internes.
8. Un dernier point, enfin, en
évoquant M. Marguenaud. Vous dites que la France a “ été frappée par la
foudre ”. Au fond, je me demande s’il ne faudrait pas éviter d’utiliser ces
comparaisons guerrières. Toujours dans l’ordre des comparaisons, j’entends aussi
souvent dire que tel ou tel pays “ a été frappé sur les doigts ”. Ici on est
dans le registre des comparaisons scolaires. A force d’utiliser ce type
d’expressions, je me demande si l’on n’induit pas une forme d’antagonisme
excessif. Que fait la Cour ? Elle constate ou non la violation d’un droit
collectivement garanti. La Cour n’est pas dans une position “ haute ” par
rapport aux juridictions internes qui seraient dans une position “ basse ”.
Notre contrôle est le contrôle du tiers, le contrôle extérieur, parce qu’il
s’agit là, en matière de droits fondamentaux, d’une exigence essentielle du
droit international. Parfois je me demande si en changeant de vocabulaire, on ne
changerait pas d’image. Et en changeant d’image, on pourrait peut-être aussi
changer de culture. Sans faire de l’angélisme, je souhaiterais que l’on puisse
abandonner la culture de l’antagonisme. Les droits garantis dans la Convention
sont notre patrimoine commun.
M. Régis de Gouttes
J’ai noté
qu’il faut certainement examiner ensemble les problèmes des Cours suprêmes et
des Cours de cassation. Je crois d’ailleurs que c’est envisagé à l’avenir.
J’ajouterai simplement trois ou quatre points pour compléter ce que vous avez
dit et qui m’a vraiment beaucoup intéressé.
En premier lieu, vous avez
raison : pas de panique devant le raz-de-marée des requêtes. Mais c’est un fait
auquel nous sommes tous confrontés, vous comme nous dans nos juridictions
nationales. Nous cherchons tous des méthodes pour faire face à ce fait
incontournable. Les solutions à dégager ne doivent pas, en effet, priver les
intéressés du droit d’accès à la justice.
En deuxième lieu, je n’ai,
naturellement, aucune prévention contre les changements intervenus dans la
composition de la Cour européenne qui ne sont que le reflet de l’élargissement
du Conseil de l’Europe. Simplement, je constate que cela conduit à une
modification dans l’équilibre de la représentation des systèmes juridiques. Et
c’est un élément que je crois important.
En troisième lieu, une autre
question que je me suis posée, et que l’on a beaucoup débattue au moment de la
négociation du Protocole n° 11, est celle de savoir si l’on peut exiger les
mêmes standards, le même degré de protection des droits de la part des Etats
ayant accédé nouvellement à la démocratie par rapport aux vieilles démocraties ?
C’est une grande question. Peut-on imaginer une Europe à deux vitesses, un
système de doubles normes, dans la mesure où il est difficile de se montrer
aussi exigeant, notamment sur certains aspects procéduraux, vis-à-vis des
nouvelles démocraties qui sont en train de se constituer et qui ne disposent pas
de toutes les institutions ou mécanismes existant dans les vieilles
démocraties ? Comment la Cour européenne peut-elle traiter sans discrimination
les Etats membres en tenant compte de la réalité différente de leurs
institutions et éviter en même temps une Europe à deux vitesses dans le domaine
des droits de l’Homme ?
Enfin, la question reste posée
de savoir ce que les Cours de cassation, et les Cours suprêmes nationales en
général, vont devenir. Quel sera l’avenir des Cours suprêmes judiciaires
statuant en droit, désormais placées entre les juridictions du fait et une Cour
européenne qui va devenir progressivement une sorte de nouveau degré de
juridiction statuant à la fois en droit et en fait ? Devons-nous nous préparer à
une modification dans la conception même de la Cour de cassation ?
Mme Arlette
Heymann
Après la
question de la suppression de la Cour européenne, faisons un rêve de droit
fiction. Imaginons que la Cour européenne des droits de l’Homme soit compétente
pour des faits se déroulant aux Etats-Unis, pas de façon indirecte comme dans
l’affaire Aylor Davis… Que dirait-elle des nouvelles dispositions américaines
concernant la détention des terroristes, leur jugement, etc. Je crois que quand
on se pose ces questions, il vaudrait mieux étendre la compétence de la Cour
européenne des droits de l‘Homme que la réduire.
M. Paul
Tavernier
Pour revenir
au problème de l’accès à la Cour que Mme Tulkens a évoqué à propos d’un futur
protocole numéro treize,
on avait déjà évoqué ces questions lors de précédents colloques du CREDHO. Il ne
faudrait pas qu’une réforme de la Cour aboutisse à moins de protection des
droits de l’Homme. Au contraire, Mme Tulkens propose d’élargir éventuellement
l’accès de la juridiction européenne à des ONG. Un jour, espérons-le, le
protocole numéro douze entrera en vigueur, ce qui augmentera encore le nombre
des requêtes. Je voudrais insister sur un point que vous avez soulevé, celui du
maintien du droit de recours individuel, question qui est déjà évoquée dans le
rapport Wildhaber. Cette éventualité est sans doute choquante pour ceux qui
défendent la protection des droits de l’Homme, car elle apparaît comme un recul.
Par contre, le tri des requêtes se pratique de plus en plus, non seulement à la
Cour suprême américaine, mais aussi, comme on peut le constater quand on lit les
arrêts de la Cour de Strasbourg, dans beaucoup de pays où les cours et
juridictions de cassation font déjà un tri. Finalement, ce serait la
généralisation de ce système au niveau européen. Me Delaporte avait réagi
vivement à une telle proposition avancée par M. Petzold à Rouen il y a déjà
plusieurs années.
Je crois malheureusement, même si cela ne correspond pas à notre tradition
juridique – et on invoque souvent l’exception française, à tort, à mon avis –,
qu’il faudra s’habituer à cette idée afin de permettre au champ d’application
de la Convention de continuer à s’étendre si on ne veut pas effectivement
multiplier indéfiniment le nombre des requêtes. Vous avez dit qu’il y avait eu
550 arrêts concernant la durée de la procédure en 2001 : cela prouve qu’on peut
relever des mauvais fonctionnements de la justice dans tous les pays, et pas
seulement en Italie. Mais effectivement, est-il indispensable que la Cour se
penche de manière particulière sur chaque requête et lui consacre un temps
précieux qu'elle pourrait utiliser à un examen plus approfondi d'autres affaires
?
Mme Françoise
Tulkens
Je voudrais revenir un instant
sur la question de l’abaissement des standards. C’est une question essentielle.
Elle implique une vigilance individuelle et collective, constante. Dans l’arrêt
Selmouni c/France du 28 juillet 1999, par exemple, la Cour a rappelé le
haut niveau d’exigence qu’elle entendait donner aux droits de la Convention et
notamment à l’article 3. Nous n’avons donc en aucune manière une volonté
d’abaisser les standards mais cette volonté doit transparaître à travers nos
arrêts. Sur ce point, j’invite la doctrine à exercer sa vigilance critique. La
question de l’abaissement des standards n’est pas seulement théorique mais elle
est aussi pratique. Peut-on, par exemple, imposer les mêmes standards en ce qui
concerne les conditions de détention dans les prisons en Ukraine, en Géorgie, en
Belgique ou aux Pays-Bas ? C’est par rapport à ce type de situations que nous
devons maintenir l’exigence des mêmes standards.
En ce qui concerne la question
du recours individuel, qui est au centre de nombreux débats, il y aurait une
sorte de paradoxe à ce que la Cour européenne des droits de l’Homme abandonne ou
affaiblisse le recours individuel au moment où d’autres mécanismes de protection
et de contrôle des droits de l’Homme, comme ceux qui existent au sein des
Nations Unies ou dans le cadre de la Charte sociale européenne, ont tendance à
se “ judiciariser ”, c’est-à-dire qu’ils commencent progressivement à accepter
des “ communications ” individuelles. On arriverait à une sorte d’inversion des
rôles et des fonctions. Abandonner ou mettre en péril le recours individuel
serait, je pense, une “ fausse réponse à une bonne question ”. La vraie question
c’est qu’effectivement il y a un nombre important de requêtes et que nous devons
pouvoir, sur des bases solides, opérer un tri. Mais ce tri, nous l’opérons déjà,
à travers notamment les requêtes que nous déclarons “ manifestement mal
fondées ”. En revanche, la Cour européenne des droits de l’Homme ne pourrait à
mon sens devenir la Cour suprême des États-Unis et se limiter à une fonction
d’interprétation de la Convention (dire le droit de la Convention). Le mécanisme
de protection des droits de l’Homme de la Cour européenne a été conçu pour
assurer une double fonction : celle de garantir le respect des droits de l’Homme
et d’assurer la cohérence de l’interprétation. Je pense donc qu’il ne faut pas
opposer ces fonctions mais tenter de les remplir ensemble. C’est difficile, je
sais, mais ce n’est pas une raison pour y renoncer.
M. Edouard Dubout
(doctorant, Université de Rouen)
J’aurais
voulu savoir s’il existe au niveau de la Cour européenne un contrôle de
proportionnalité entre la décision de mise en détention provisoire et l’atteinte
à la vie familiale puisque la loi sur la présomption d’innocence, qui va être
révisée prévoit désormais que seule la personne mise en examen et détentrice
exclusive de l’autorité parentale pourra faire l’objet d’un examen de sa
situation familiale. Je voudrais savoir ce qu’il en sera au niveau des
institutions européennes.
Mme Françoise
Tulkens
C’est une question tout à fait
intéressante qui montre que le droit interne peut aller plus loin que les
exigences de la Convention. Le contrôle de la Cour, dans le cadre de l’article 5
de la Convention, doit s’exercer en deux temps. Le premier temps est celui de
savoir si le principe lui-même est respecté : “ Toute personne a droit à la
liberté et à la sûreté ”. Je pense qu’il est important que la jurisprudence de
la Cour continue à se développer sur les contours de ce principe lui-même. Cela
pourrait d’une certaine manière conduire à “ autonomiser ” le principe lui-même.
Là, nous suivons les dispositions de droit interne et notamment du Code de
procédure pénale français, avec les modifications et les compléments qu’il
introduit éventuellement. Dans l’arrêt Bouchet c/France du 20 mars 2001,
la question se posait notamment des alternatives à la détention provisoire.
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