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LA FRANCE ET LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME

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Actes de la huitième Session d'information (arrêts rendus en 2001, Cahiers du CREDHO n° 8)

Sommaire...

Débats

 

Mlle Chassin (étudiante en DEA, Sceaux)

 

Comment expliquez-vous la multiplication des recours des détenus devant la Cour européenne des droits de l’Homme depuis quelques mois, sachant que le problème est connu depuis plusieurs années, notamment avec la Turquie et les problèmes de détention qui sont posés dans ce pays ?

 

Mme Françoise Tulkens

 

Tout d’abord, je ne sais pas si l’on peut véritablement soutenir, d’un point de vue quantitatif, qu’il y a eu une multiplication des recours des détenus devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Cela serait à vérifier mais je n’ai pas les données pour vous répondre avec précision. En revanche, la question de l’accès des détenus à la Cour reste une question importante. L’accès des détenus aux juridictions internes n’est déjà pas chose aisée, en raison de leur situation de vulnérabilité sociétale. Il est encore sans doute plus difficile pour les juridictions internationales. En termes d’effectivité, cette observation pose donc la question du recours à la Cour européenne des droits de l’Homme pour le détenu comme requérant individuel (risque de réaction au sein même de la prison, aide judiciaire, etc.). A cet égard, je vois dans certains dossiers que des groupes ou des organisations non gouvernementales assurent parfois le relais entre des situations problématiques au niveau de la détention et la Cour européenne des droits de l’Homme, en ce sens que ces associations aident les requérants individuels dans leur démarche en vue d’introduire une requête devant la Cour et de la soutenir. De manière générale, c’est sans doute ici que la reconnaissance d’une certaine forme d’action d’intérêt collectif - à distinguer bien sûr de l’actio popularis - pourrait trouver son sens. Certes, la Cour peut être saisie d’une requête par “ toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers ”, mais encore faut-il que soit reconnue la qualité de “ victime d’une violation (...) des droits reconnus par la Convention ” (article 34). La notion de victime est entendue au sens large dans la jurisprudence de la Cour mais il importe néanmoins que la personne ou le groupe requérant puisse faire valoir qu’il a été personnellement touché par la violation alléguée. Il sera intéressant d’observer, dans les années à venir, si soit le texte de la Convention, soit la jurisprudence de la Cour évoluent dans la direction de l’action d’intérêt collectif.

 

M. Salah Eddin Helali (maître de conférences à l’Université de Nancy 2)

 

Pour commencer, je reprendrai tout d’abord les propos de M. l’Avocat général qui dans son rapport préliminaire avait commencé par évoquer, sans y adhérer, la possible suppression de la Cour européenne des droits de l’Homme qu’une petite partie de la doctrine appelle de ses vœux. A mon sens, on devrait la supprimer dès lors qu’il n’existe plus aucune requête devant cette Cour et cela signifierait que les juges nationaux appliquent parfaitement cette Convention, donc sa disparition, effectivement, pourrait se poser.

 

Cependant, quand on a des arrêts aussi nombreux, quantitativement, qualitativement, cela pose parfois des problèmes de visibilité, d’autant que la motivation des arrêts n’est pas exempte de toutes critiques considérée par Ronny Abraham surabondante et pas assez déterminante. Il convient de noter l’évolution et la métamorphose du droit en France et dans les autres pays. Toutes ces critiques sont fondées certainement, mais n’oublions pas que cette Convention institue un droit polymorphe : 43 pays, 43 systèmes. Si l’on regarde le système juridictionnel français, avec les divergences entre le Conseil d’Etat et la Cour de cassation, les arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme ne sont pas véritablement préjudiciables et n’emportent pas cette réaction, je dirais, disproportionnée.

 

Pour en revenir à un aspect sur l’apparence, le juge Wildhaber, Président de la Cour, regrette qu’on aille trop loin dans l’examen des procédures contentieuses ou des mécanismes. Moi, j’ai un souvenir de jeune étudiant, j’avais saisi le Tribunal administratif contre une décision téléphonique du ministère des Affaires étrangères m’interdisant de passer un concours de secrétaire adjoint des Affaires étrangères. Je me suis présenté devant le Tribunal administratif, et j’ai été un peu choqué de ne pas pouvoir rétorquer, répliquer à M. le Commissaire du gouvernement. J’ai été choqué d’apprendre par la suite que la décision du Conseil d’Etat avait été rendue sans m’avoir personnellement entendu. Donc, si la Cour européenne des droits de l’Homme va aussi loin dans les mécanismes contentieux, peut-être parce que l’apparence nécessite une certaine forme de transparence. Ce n’est pas un principe de la Convention, et on peut s’inspirer à cet égard du droit communautaire, la transparence devient peut-être un nouveau credo de la part de la Cour, pour reprendre le titre (sans h) du site Internet de mon ami Paul Tavernier, donc l’apparence est devenue un credo de cette Cour, la transparence va devenir une sorte d’obsession à l’image de cette autre obsession de la Cour de Strasbourg : l’obligation positive.

 

On peut regretter ces révisions judiciaires de la Convention européenne des droits de l’Homme. En bout de course, je dirai que l’apport de la Cour européenne des droits de l’Homme milite pour son maintien et son renforcement.

 

M. Régis de Gouttes

 

Je crois, pour ajouter encore à ce que vous venez de dire, que nous sommes parfaitement d’accord. Faut-il supprimer la Cour européenne des droits de l’Homme ? Sûrement pas et surtout pas. Comme vous le dites, et comme je l’ai écrit, la Cour européenne a suffisamment démontré, en particulier dans le domaine de la protection des garanties fondamentales, son apport indiscutable depuis un demi-siècle. La question que l’on peut se poser, d’une manière générale, est de savoir, précisément pour assurer la consolidation et l’avenir de la Cour européenne, au moment où elle rencontre des difficultés et des risques d’asphyxie et pour éviter des poussées de résistance ou de souverainisme que l’on ressent parfois dans certaines réunions intergouvernementales au Conseil de l’Europe, s’il ne faut pas inciter la Cour européenne à faire le tri entre ce que je serais tenté d’appeler les questions importantes touchant aux droits de l’Homme et les questions subalternes ou secondaires (les détails de procédure). Parce que la seule chose qui compte au fond, c’est le résultat en termes de défense concrète des droits de l’Homme, de protection effective des droits des justiciables et de bonne justice. Qu’est-ce qui assure une bonne justice et un résultat protecteur  pour les justiciables  ? Si ce sont des procédures internes qui aboutissent à ce résultat, pourquoi pas ? C’est simplement ce que j’ai voulu dire, conformément au principe de subsidiarité pour réagir aux commentaires critiques que l’on voit apparaître et qui pourraient remettre en cause  le crédit même de la Cour européenne des droits l’Homme à travers certains de ses arrêts.

 

Mme Françoise Tulkens

 

Il y a un ensemble de points sur lesquels je souhaiterais réagir et je les prendrai dans l’ordre de l’intervention de M. l’Avocat-général Régis de Gouttes.

 

1. Vous avez évoqué au départ, et je trouve cela tout à fait intéressant, le texte de M. Victor Haïm, qui est si j’ai bien lu un professeur de cette Université. Je m’avance ici sur un terrain délicat, pour ne pas dire “ miné ”...

 

Je dois avouer que ce qui m’a un peu gênée dans l’article de M. Haïm ce n’est pas la provocation. Je trouve d’ailleurs que des propos libres, engagés, avec même une certaine dose d’exagération rentrent tout à fait dans le champ de la liberté d’expression, chère à la Cour. Ce qui m’a gênée, et ma réaction ici est plutôt celle de l’universitaire, est la généralisation à partir de quelques affaires. Quoiqu’il en soit, il n’est nullement dans mon intention d’entrer ici à mon tour dans la polémique, en ralliant la thèse de ceux qui, comme le laisse entendre V. Haïm, prétendent que la Cour européenne des droits de l’Homme n’a d’utilité que pour “ les révisionnistes, les délinquants et les Turcs ” ou, à l’inverse, en faisant mienne l’affirmation du caractère “miraculeux” de l’œuvre accomplie par la Cour. Non seulement les réquisitoires et les plaidoyers requerraient bien davantage que les quelques observations qui suivent, à tout le moins si on veut prendre le parti de les étayer de manière un peu solide, et non pas par la seule mise en exergue de deux ou trois affaires prétendument paradigmatiques - mais en plus n’auraient-ils finalement que peu d’espoir de rallier l’unanimité, dans une matière, celle des droits de l’Homme, où les conflits et les jugements de valeur sont inévitables et où les “ points de vue de Sirius ”, axiologiquement neutres, sont inaccessibles.

 

2. Vous avez, M. l’Avocat-général, évoqué une question que je trouve intéressante : les critiques qui s’adressent à la Cour aujourd’hui, on ne les aurait sans doute pas imaginées il y a une dizaine d’années. Je n’en suis pas tout à fait sûre lorsque je vois, de manière rétroactive, les mouvements de réaction, parfois très vifs, à l’endroit de certains arrêts de la jurisprudence de l’ancienne Cour, dans différents pays, et notamment en Belgique. Je pense donc que, hier comme aujourd’hui, la Convention et plus particulièrement la jurisprudence de la Cour suscitent critique et résistance et que, comme vous le dites, des tendances “ souverainistes ” existent. D’un côté, je pense que nous devons être attentifs, au sein de la Cour, à ces critiques et à ces résistances qui posent de très sérieuses questions. Elles doivent nous inviter à y réfléchir, sérieusement, car il n’est sans doute pas bon, je dirais même contre-productif, de laisser se développer sans réflexion des antagonismes aussi forts. D’un autre côté, il faudrait aussi me semble-t-il travailler cette notion même de résistance, de résistance aux droits de la Convention et à leur interprétation par la Cour européenne des droits de l’Homme. Résistances sur quels thèmes ? Par rapport à quels pays ? A quel moment ? Une étude de l’ensemble de ce phénomène permettrait à la fois de mieux prendre la mesure du débat que certains arrêts de la Cour suscitent, comme par exemple l’arrêt Kress c/France du 7 juin 2001 que vous avez cité, et en même temps de contextualiser ces critiques.

 

3. Si le Protocole n° 11 qui a permis l’entrée en vigueur le 1er novembre 1998 de la “ nouvelle ” Cour européenne des droits de l’Homme a introduit dans le système de contrôle de la Convention des aménagements substantiels, aujourd’hui il est clair aux yeux de tous que “ la réforme continue ”. Comme toute institution, la Cour est soucieuse de maintenir et d’accroître son effectivité et d’exploiter tous les gisements de productivité qui s’offrent à elle. A cet égard, elle est engagée dans un double processus de réflexion sur ses méthodes de travail et d’évaluation de son fonctionnement. Vous avez cité à cet égard le rapport du Groupe d’évaluation au Comité des ministres sur la Cour européenne des droits de l’Homme (Strasbourg, septembre 2001) et je voudrais ajouter, quant à moi, le rapport final du Groupe de travail sur les méthodes de travail de la Cour européenne des droits de l’Homme : “ Trois années de travail pour construire l’avenir ” (Strasbourg, janvier 2002). Si, bien sûr, la question du nombre de requêtes à la Cour est une question sérieuse, que j’évoquerai dans un moment, je ne partage pas entièrement votre manière de présenter les choses en créant ce que les sociologues appelleraient une sorte de “ panique morale ” : la Cour est débordée, elle va à l’asphyxie, elle est au bord du gouffre, donc il faut faire quelque chose. Le processus d’évaluation et de réflexion sur le travail de la Cour est beaucoup plus profond et beaucoup plus fondamental et s’inscrit, je le répète, dans un processus normal de réflexion et de mise en question de toute institution si elle veut rester dynamique. Vous trouverez dans ces deux documents, les nombreuses et différentes suggestions et/ou propositions qui sont actuellement formulées et qui couvrent tous les aspects du travail de la Cour, de l’amont à l’aval. Certaines concernent la politique judiciaire, d’autres le rôle des acteurs, d’autres encore de nouveaux dispositifs à mobiliser ou à créer, d’autres enfin l’organisation et le fonctionnement de la Cour. Parmi les défis que la Cour rencontre aujourd’hui, il y a effectivement son élargissement à huit cent millions de personnes. Aujourd’hui, la Cour s’adresse en effet en Europe à huit cent millions de requérants potentiels. Cela pose en définitive une question fondamentale : les portes de la Cour européenne des droits de l’Homme doivent/peuvent-elles rester largement ouvertes à toutes les victimes d’atteintes à la Convention, sans aucune distinction, notamment en fonction de la gravité de l’atteinte dénoncée ou de ce que l’on pourrait appeler “ l’intérêt de la requête ” ? Ou au contraire faut-il mettre en place un nouveau filtre au travers duquel ne passeraient que les affaires mettant en cause de graves violations de la Convention ou soulevant d’importantes questions d’intérêt général pour l’interprétation de celle-ci ? En dernière instance, c’est le rôle et la place du droit de recours individuel qui se trouvent soumis à examen. Mais une question aussi centrale, et aussi essentielle, ne peut être valablement examinée dans un climat de tension et de pression lié à la seule question des chiffres. Les chiffres sont à “ déchiffrer ” : en 2001, 11.551 requêtes nouvelles ont été enregistrées, soit dix fois plus qu’en 1988. Actuellement, près de 20.000 requêtes sont pendantes devant la Cour. Ce sont des chiffres bruts qui indiquent des ordres de grandeur mais qui demandent des analyses plus complètes et plus fines, sur base d’outils statistiques rigoureux, pour bien fonder les orientations de réforme. Pour l’année 2001, la Cour a prononcé près de 850 arrêts. Sur ce nombre, il y en a près de 550 qui concernent la durée de la procédure.

 

4. Vous avez évoqué, à un moment donné, la présence à la Cour à la fois des juges de l’Est et de l’Ouest. Cette difficulté ou cet obstacle, j’avoue que je l’ai déjà souvent entendu évoquer, notamment en France. L’ouverture du Conseil de l’Europe en 1990 était un choix politique des États membres du Conseil de l’Europe. Si pour certains il s’agissait à l’époque d’un pari, aujourd’hui il importe de le gagner. J’avoue que j’ai quelque peine à intégrer personnellement les remarques que vous avez formulées. Dans la section à laquelle j’appartiens au sein de la Cour, il y a bien sûr des juges de l’Est et de l’Ouest, de différentes nationalités, de différents systèmes juridiques, de différentes cultures. En définitive, où est le problème ? Il y aurait certes problème si l’on pouvait nous montrer, sur base de la jurisprudence de la Cour, que la nouvelle composition de la Cour, celle de la “ maison commune ” Europe, avait pour effet d’abaisser les standards. Mais là aussi, on ne peut se satisfaire d’affirmations qui risqueraient de s’identifier à une forme de préjugés. Ce sont les faits, la jurisprudence qu’il faut scruter attentivement. La Cour l’a dit à de multiples reprises : il n’est pas question pour elle d’abaisser les standards.

 

5. Ce débat renvoie aussi, en creux, à certaines interrogations sur les exigences conjointes de la qualité et de la quantité de la jurisprudence de la Cour. Certains estiment aujourd’hui que l’apport et la signification de la jurisprudence de la Cour sont parfois brouillés : manque de clarté ; incohérence entre certaines décisions ; et, surtout, caractère de plus en plus minutieux, presque pointilliste du contrôle des procédures nationales. Ces observations renvoient à leur tour à ce que l’on pourrait appeler une forme de “ tension ” quant à la politique jurisprudentielle et aux méthodes d’interprétation de la Cour. Celle-ci doit-elle être une pacificatrice de litiges particuliers qui, en se soumettant au principe du minimalisme judiciaire, se borne à trancher une affaire à la fois, de manière casuistique et sans s’encombrer de débats théoriques inutiles voire même dangereux ; ou faut-il au contraire qu’elle se fasse pédagogue, en prenant prétexte des litiges ponctuels qui lui sont soumis pour adresser aux juges de première ligne de la Convention, les autorités nationales, les directives générales et clarificatrices concernant les droits et devoirs que celle-ci reconnaît et impose. Par conviction et peut-être par formation, je suis personnellement plus favorable à des arrêts de principe mais à ce titre je comprends très bien qu’une position de cet ordre pourrait être qualifiée de “ dogmatique ”. Je pense cependant, quant à moi, qu’une jurisprudence trop pointilliste, au cas par cas, peut accroître l’incertitude. Les choses sont alors liées. Je pense qu’il y aurait moins de requêtes si la jurisprudence de la Cour était plus nette ou plus exactement plus prévisible. Car en définitive il y a le risque d’être enfermé dans un cercle vicieux : plus nombreuses sont les requêtes portées devant la Cour, moins bien elle pourra les traiter ; or si les requêtes se multiplient c’est peut-être aussi, en partie, parce que la jurisprudence de la Cour invite le justiciable à tenter d’en cerner les limites ou à tout le moins de “ tenter sa chance ”. Comme le disait P.-H. Imbert, l’exécution de l’arrêt commence aussi au moment de sa rédaction.

 

6. Vous avez évoqué une question difficile : peut-on distinguer, au sein de la Convention, entre les droits forts et les droits faibles, entre les droits qui constituent le noyau dur de la Convention et ceux qui pourraient se situer à la périphérie ? Peut-on faire des distinctions au sein des droits de l’Homme ? Peut-on établir une hiérarchie entre les droits ? Voilà pour moi une question difficile. A travers les dossiers que la Cour est appelée à traiter, je ne peux parfois m’empêcher de penser qu’une durée de procédure pour un justiciable est ressentie de manière parfois aussi dramatique que des actes de brutalité au sein d’un commissariat. En définitive, au-delà de certaines évidences (droits indérogeables), l’identification de ce noyau dur des droits de la Convention n’est pas chose aisée. Il me semble aussi que les tentatives doctrinales qui visent à déceler une hiérarchie entre les différents droits consacrés par la Convention ont, jusqu’à ce jour, largement échoué. Il en va de même des tentatives doctrinales visant à identifier précisément ce que la Cour européenne des droits de l’Homme considère comme étant la “ substance ” intangible de chacun des droits consacrés par la Convention.

 

7. J’aborde maintenant un aspect un peu plus polémique et plus délicat de votre intervention. Vous vous demandez si la Cour de cassation est dans “ la ligne de mire ” de la Cour européenne des droits de l’Homme. Je voudrais vous le dire, avec conviction et fermeté : non, tel n’est en aucune manière le cas. Mais, en revanche, si vous le vivez comme cela, si c’est le sentiment qui est le vôtre, comme tout sentiment je le respecte et en même temps je le regrette profondément. Et sans doute en sommes nous responsables si nos interventions manquent de clarté. Nous devrons à la Cour y réfléchir. Mais, soyez-en assuré, il n’y a ni dans les intentions de la Cour, ni je l’espère dans la réalité de sa jurisprudence, une quelconque entreprise de “ démolition ” de la Cour de cassation ou des Cours de cassation en Europe. Nous avons le plus grand respect pour les Cours suprêmes qui jouent un rôle essentiel dans la sauvegarde et le développement des droits fondamentaux. Nous avons, vous et nous, une responsabilité commune dans ce domaine. Permettez-moi simplement d’évoquer deux arrêts dans lesquels la Cour a insisté sur le rôle crucial de l’instance en cassation. Il s’agit de l’arrêt Civet c/France du 28 septembre 1999 qui concerne le contrôle par la Cour de cassation de la durée de la détention préventive au regard de l’article 5 de la Convention. La Cour a conclu à l’irrecevabilité de la requête à défaut d’épuisement des voies de recours internes. Il en va de même dans la décision d’irrecevabilité de la Cour dans la requête Hamaïdi contre France du 6 mars 2001 qui concerne l’effectivité du pourvoi en cassation pour contester, sur le fondement de l’article 8 de la Convention, le refus de relèvement d’une interdiction du territoire français. La Cour a constaté, en examinant des arrêts récents de la Cour de cassation, que celle-ci procède à un examen de la conformité de l’interdiction avec la garantie de l’article 8 lorsqu’un tel moyen lui est présenté. Dès lors, dans la mesure où la Cour de cassation est à même d’apprécier si la mesure d’interdiction et son maintien est conforme aux exigences de l’article 8 de la Convention, la Cour a conclu au non-épuisement des voies de recours internes.

 

8. Un dernier point, enfin, en évoquant M. Marguenaud. Vous dites que la France a “ été frappée par la foudre ”. Au fond, je me demande s’il ne faudrait pas éviter d’utiliser ces comparaisons guerrières. Toujours dans l’ordre des comparaisons, j’entends aussi souvent dire que tel ou tel pays “ a été frappé sur les doigts ”. Ici on est dans le registre des comparaisons scolaires. A force d’utiliser ce type d’expressions, je me demande si l’on n’induit pas une forme d’antagonisme excessif. Que fait la Cour ? Elle constate ou non la violation d’un droit collectivement garanti. La Cour n’est pas dans une position “ haute ” par rapport aux juridictions internes qui seraient dans une position “ basse ”. Notre contrôle est le contrôle du tiers, le contrôle extérieur, parce qu’il s’agit là, en matière de droits fondamentaux, d’une exigence essentielle du droit international. Parfois je me demande si en changeant de vocabulaire, on ne changerait pas d’image. Et en changeant d’image, on pourrait peut-être aussi changer de culture. Sans faire de l’angélisme, je souhaiterais que l’on puisse abandonner la culture de l’antagonisme. Les droits garantis dans la Convention sont notre patrimoine commun.

 

M. Régis de Gouttes

 

J’ai noté qu’il faut certainement examiner ensemble les problèmes des Cours suprêmes et des Cours de cassation. Je crois d’ailleurs que c’est envisagé à l’avenir. J’ajouterai simplement trois ou quatre points pour compléter ce que vous avez dit et qui m’a vraiment beaucoup intéressé.

 

En premier lieu, vous avez raison : pas de panique devant le raz-de-marée des requêtes. Mais c’est un fait auquel nous sommes tous confrontés, vous comme nous dans nos juridictions nationales. Nous cherchons tous des méthodes pour faire face à ce fait incontournable. Les solutions à dégager ne doivent pas, en effet, priver les intéressés du droit d’accès à la justice.

 

En deuxième lieu, je n’ai, naturellement, aucune prévention contre les changements intervenus dans la composition de la Cour européenne qui ne sont que le reflet de l’élargissement du Conseil de l’Europe. Simplement, je constate que cela conduit à une modification dans l’équilibre de la représentation des systèmes juridiques. Et c’est un élément que je crois important.

 

En troisième lieu, une autre question que je me suis posée, et que l’on a beaucoup débattue au moment de la négociation du Protocole n° 11, est celle de savoir si l’on peut exiger les mêmes standards, le même degré de protection des droits de la part des Etats ayant accédé nouvellement à la démocratie par rapport aux vieilles démocraties ? C’est une grande question. Peut-on imaginer une Europe à deux vitesses, un système de doubles normes, dans la mesure où il est difficile de se montrer aussi exigeant, notamment sur certains aspects procéduraux, vis-à-vis des nouvelles démocraties qui sont en train de se constituer et qui ne disposent pas de toutes les institutions ou mécanismes existant dans les vieilles démocraties ? Comment la Cour européenne peut-elle traiter sans discrimination les Etats membres en tenant compte de la réalité différente de leurs institutions et éviter en même temps une Europe à deux vitesses dans le domaine des droits de l’Homme ?

 

Enfin, la question reste posée de savoir ce que les Cours de cassation, et les Cours suprêmes nationales en général, vont devenir. Quel sera l’avenir des Cours suprêmes judiciaires statuant en droit, désormais placées entre les juridictions du fait et une Cour européenne qui va devenir progressivement une sorte de nouveau degré de juridiction statuant à la fois en droit et en fait ? Devons-nous nous préparer à une modification dans la conception même de la Cour de cassation ? 

 

Mme Arlette Heymann

 

Après la question de la suppression de la Cour européenne, faisons un rêve de droit fiction. Imaginons que la Cour européenne des droits de l’Homme soit compétente pour des faits se déroulant aux Etats-Unis, pas de façon indirecte comme dans l’affaire Aylor Davis… Que dirait-elle des nouvelles dispositions américaines concernant la détention des terroristes, leur jugement, etc. Je crois que quand on se pose ces questions, il vaudrait mieux étendre la compétence de la Cour  européenne des droits de l‘Homme que la réduire.

 

M. Paul Tavernier

 

Pour revenir au problème de l’accès à la Cour que Mme Tulkens a évoqué à propos d’un futur protocole numéro treize[1], on avait déjà évoqué ces questions lors de précédents colloques du CREDHO. Il ne faudrait pas qu’une réforme de la Cour aboutisse à moins de protection des droits de l’Homme. Au contraire, Mme Tulkens propose d’élargir éventuellement l’accès de la juridiction européenne à des ONG. Un jour, espérons-le, le protocole numéro douze entrera en vigueur, ce qui augmentera encore le nombre des requêtes. Je voudrais insister sur un point que vous avez soulevé, celui du maintien du droit de recours individuel, question qui est déjà évoquée dans le rapport Wildhaber. Cette éventualité est sans doute choquante pour ceux qui défendent la protection des droits de l’Homme, car elle apparaît comme un recul. Par contre, le tri des requêtes se pratique de plus en plus, non seulement à la Cour suprême américaine, mais aussi, comme on peut le constater quand on lit les arrêts de la Cour de Strasbourg, dans beaucoup de pays où les cours et juridictions de cassation font déjà un tri. Finalement, ce serait la généralisation de ce système au niveau européen. Me Delaporte avait réagi vivement à une telle proposition avancée par M. Petzold à Rouen il y a déjà plusieurs années[2]. Je crois malheureusement, même  si cela ne correspond pas à notre tradition juridique – et on invoque souvent  l’exception française, à tort, à mon avis –, qu’il faudra s’habituer à  cette idée afin de permettre au champ d’application de la Convention de continuer à s’étendre si on ne veut pas effectivement multiplier indéfiniment le nombre des requêtes. Vous avez dit qu’il y avait eu 550 arrêts concernant la durée de la procédure en 2001 : cela prouve qu’on peut relever des mauvais fonctionnements de la justice dans tous les pays, et pas seulement en Italie. Mais effectivement, est-il indispensable que la Cour se penche de manière particulière sur chaque requête et lui consacre un temps précieux qu'elle pourrait utiliser à un examen plus approfondi d'autres affaires ?

 

Mme Françoise Tulkens

 

Je voudrais revenir un instant sur la question de l’abaissement des standards. C’est une question essentielle. Elle implique une vigilance individuelle et collective, constante. Dans l’arrêt Selmouni c/France du 28 juillet 1999, par exemple, la Cour a rappelé le haut niveau d’exigence qu’elle entendait donner aux droits de la Convention et notamment à l’article 3. Nous n’avons donc en aucune manière une volonté d’abaisser les standards mais cette volonté doit transparaître à travers nos arrêts. Sur ce point, j’invite la doctrine à exercer sa vigilance critique. La question de l’abaissement des standards n’est pas seulement théorique mais elle est aussi pratique. Peut-on, par exemple, imposer les mêmes standards en ce qui concerne les conditions de détention dans les prisons en Ukraine, en Géorgie, en Belgique ou aux Pays-Bas ? C’est par rapport à ce type de situations que nous devons maintenir l’exigence des mêmes standards.

 

En ce qui concerne la question du recours individuel, qui est au centre de nombreux débats, il y aurait une sorte de paradoxe à ce que la Cour européenne des droits de l’Homme abandonne ou affaiblisse le recours individuel au moment où d’autres mécanismes de protection et de contrôle des droits de l’Homme, comme ceux qui existent au sein des Nations Unies ou dans le cadre de la Charte sociale européenne, ont tendance à se “ judiciariser ”, c’est-à-dire qu’ils commencent progressivement à accepter des “ communications ” individuelles. On arriverait à une sorte d’inversion des rôles et des fonctions. Abandonner ou mettre en péril le recours individuel serait, je pense, une “ fausse réponse à une bonne question ”. La vraie question c’est qu’effectivement il y a un nombre important de requêtes et que nous devons pouvoir, sur des bases solides, opérer un tri. Mais ce tri, nous l’opérons déjà, à travers notamment les requêtes que nous déclarons “ manifestement mal fondées ”. En revanche, la Cour européenne des droits de l’Homme ne pourrait à mon sens devenir la Cour suprême des États-Unis et se limiter à une fonction d’interprétation de la Convention (dire le droit de la Convention). Le mécanisme de protection des droits de l’Homme de la Cour européenne a été conçu pour assurer une double fonction : celle de garantir le respect des droits de l’Homme et d’assurer la cohérence de l’interprétation. Je pense donc qu’il ne faut pas opposer ces fonctions mais tenter de les remplir ensemble. C’est difficile, je sais, mais ce n’est pas une raison pour y renoncer.

 

M. Edouard Dubout (doctorant, Université de Rouen)

 

J’aurais voulu savoir s’il existe au niveau de la Cour européenne un contrôle de proportionnalité entre la décision de mise en détention provisoire et l’atteinte à la vie familiale puisque la loi sur la présomption d’innocence, qui va être révisée prévoit désormais que seule la personne mise en examen et détentrice exclusive de l’autorité parentale pourra faire l’objet d’un examen de sa situation familiale.  Je voudrais savoir ce qu’il en sera au niveau des institutions européennes.

 

Mme Françoise Tulkens

 

C’est une question tout à fait intéressante qui montre que le droit interne peut aller plus loin que les exigences de la Convention. Le contrôle de la Cour, dans le cadre de l’article 5 de la Convention, doit s’exercer en deux temps. Le premier temps est celui de savoir si le principe lui-même est respecté : “ Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté ”. Je pense qu’il est important que la jurisprudence de la Cour continue à se développer sur les contours de ce principe lui-même. Cela pourrait d’une certaine manière conduire à “ autonomiser ” le principe lui-même. Là, nous suivons les dispositions de droit interne et notamment du Code de procédure pénale français, avec les modifications et les compléments qu’il introduit éventuellement. Dans l’arrêt Bouchet c/France du 20 mars 2001, la question se posait notamment des alternatives à la détention provisoire.


 


[1]  Depuis ce débat, le Protocole n° 13 a été signé à Vilnius le 3 mai 2002. Il ne concerne pas les questions évoquées ici, mais l'abolition de la peine de mort en toutes circonstances.

[2] Cahiers du CREDHO, n° 3/1997, p. 17.

 

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