L'équité de la
procédure en matière pénale
Revirement de l'expert et
droits de la défense
(arrêt G.B. du 2 octobre
2001)
par
Dominique ALLIX
Professeur à l’Université de
Paris XI
Présentant, lors de la cinquième
session d’information du CREDHO, l’affaire Bernard
– cette affaire dans laquelle, les experts psychiatres ayant porté atteinte à la
présomption d’innocence en se prononçant sur la culpabilité de l’accusé, la Cour
avait conclu à la non-violation des dispositions combinées de l’article 6 §§ 1
et 2 en fondant son raisonnement sur le fait que les rapports d’expertise ne
constituaient qu’une partie des éléments de preuve soumis à l’appréciation du
jury —, j’avais indiqué, comme m’y incitait l’opinion dissidente du juge Lohmus, les
raisons pour lesquelles cette décision m’apparaissait très contestable : “ Ne
voir dans les conclusions expertales qu’un élément de preuve parmi d’autres
revient à occulter l’essentiel : les experts sont requis par l’autorité
judiciaire et leur statut, différent de celui de simples témoins, confère une
importance particulière aux avis qu’ils émettent devant les juges non
professionnels que sont les jurés ”
L’idée a fait son chemin et
l’arrêt que la Cour vient de rendre ce 2 octobre 2001 dans l’affaire G.B.
c/France en contournant la jurisprudence Bernard est à inscrire à son
crédit.
G.B. aimait les petites filles
et les petits garçons. Accusé de divers viols et agressions sexuelles sur
mineurs de quinze ans, GB est renvoyé devant la Cour d’assises du Morbihan pour
y être jugé.
Premier incident : l’avocat
général ayant indiqué dès l’ouverture de l’audience qu’il entendait verser aux
débats divers documents extraits de procédures anciennes ayant trait à la
personnalité de l’accusé et révélant son comportement sexuel lorsqu’il était
mineur,
G.B, invoquant le droit à l’oubli, tente de s’y opposer et dépose des
conclusions en ce sens. Mais, statuant par arrêt incident du même jour, la Cour
rejette ces conclusions aux motifs, d’une part, que le Ministère public comme
toute partie au procès pénal était fondé à produire aux débats tous documents
utiles à la manifestation de la vérité dès lors qu’ils se rapportaient aux faits
imputés à l’accusé et à l‘éclairage de sa personnalité et, d’autre part, que la
production de ces pièces, dès lors qu’elles étaient communiquées à l’ensemble
des parties et pouvaient être ainsi contradictoirement débattues, ne saurait
faire grief aux droits de la défense.
Copie de ces pièces est alors
remise à l’accusé et son interrogatoire de personnalité est reporté à la fin de
l’après-midi.
Second incident : entendu dans
la soirée, l’un des experts psychiatres commis par le magistrat instructeur, qui
n’avait pas encore pris connaissance de ces pièces, décrit l’accusé comme un
sujet montrant des traits de psychopathie et de perversion sexuelles, mais ne
présentant pas d’état dangereux et accessible à une éventuelle sanction pénale.
Le président ordonne alors une suspension d’audience de quinze minutes à l’issue
de laquelle, après un rapide survol des pièces portées à sa connaissance,
l’expert change radicalement d’avis en indiquant qu’à ses yeux l’accusé est sans
conteste un pédophile, qu’un traitement psychothérapique serait nécessaire mais
inefficace pour l’instant en l’absence de sentiment de culpabilité et que le
risque de récidive était très élevé…
Contestant formellement ces
conclusions orales qui étaient en totale contradiction avec les écritures de
l’expert, G.B. réclame, mais en vain, une contre-expertise, la Cour estimant à
l’issue des débats que la mesure sollicitée n’était pas indispensable à la
manifestation de la vérité.
Condamné à dix huit ans de
réclusion criminelle pour viols sur sa nièce, mineure de quinze ans, agressions
sexuelles sur mineures de quinze ans et agressions sexuelles sur ses neveux,
G.B. se pourvoit en cassation et reprend les moyens développés à l’appui de ses
conclusions incidentes. Ce pourvoi est rejeté par arrêt de la chambre criminelle
en date du 11 février 1998.
Estimant ne pas avoir bénéficié
d’un procès équitable devant la Cour d’assises, G.B. décide de saisir la
Commission et sa requête est transmise à la Cour lors de l’entrée en vigueur du
protocole n°11.
Rappelant que le principe de
l’égalité des armes invoqué par le requérant – l’un des éléments de la notion
plus large de procès équitable — requiert que chaque partie se voie offrir une
possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la
placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire
et précisant qu’il n’entre pas dans ses attributions de substituer sa propre
appréciation des faits et des preuves à celles des juridictions internes à qui
il revient en principe de peser les éléments recueillis par elle, la Cour
recherche si la procédure litigieuse envisagée comme un tout, y compris le mode
d’administration des preuves, a revêtu un caractère équitable.
Ce faisant, la Cour examine
l’ensemble des griefs articulés par le requérant sous l’angle des dispositions
combinées de l’article 6 §§1 et 3b de la Convention
et se prononce sur le délai imparti à l’avocat du requérant pour assurer sa
défense à la suite de la production de nouvelles pièces par le ministère public
(I) puis sur le temps imparti à l’expert pour prendre connaissance des
nouvelles pièces versées aux débats et sur le refus de la Cour d’assises
d’ordonner une contre-expertise (II).
I • Sur le
délai imparti à l’avocat du requérant pour prendre connaissance des pièces
litigieuses.
Relevant que c’est en toute
légalité qu’en début d’audience le ministère public versa aux débats des pièces
nouvelles ayant trait à la personnalité du requérant, pièces qui furent
communiquées à la défense et contradictoirement débattues par la suite,
et soulignant après avoir analysé la chronologie du procès-verbal des débats
devant la Cour d’assises qu’il est inexact que l’avocat du requérant n’ait eu
qu’une demi-journée pour lire les nouvelles pièces, la Cour estime que le
requérant disposa du temps et des facilités nécessaires pour sa défense face à
des pièces nouvelles et conclut qu’il n’y a pas eu violation de ce fait de
l’article 6 § 1 combiné avec l’article 6 § 3 b de la Convention.
II – En revanche, sur le
temps imparti à l’expert pour prendre connaissance des nouvelles pièces versées
aux débats et sur le refus de la Cour d’assises d’ordonner une
contre-expertise,
considérant qu’eu égard à la
volte-face de l’expert jointe au refus de faire droit à la demande de
contre-expertise, il a été porté atteinte aux règles du procès équitable et au
respect des droits de la défense, la Cour conclut à la violation des
dispositions combinées de l’article 6 §§1 et 3b.
Ce faisant, la Cour rappelle :
1) que le seul fait qu’un expert
exprime, à la barre de la Cour d’assises, un avis différent de ses écritures,
n’est pas en lui-même contraire aux règles du procès équitable ;
2) que le droit à un procès
équitable n’exige pas qu’une juridiction nationale désigne à la demande de la
défense un nouvel expert quand bien même l’avis de l’expert choisi par la
défense va dans le sens de l’accusation ;
3) que le refus d’ordonner une
contre-expertise ne saurait en lui-même être considéré comme étant inéquitable.
Autrement dit, la
contre-expertise ne constitue pas un droit absolu au regard des exigences de la
Convention, les juridictions nationales étant libres d’apprécier l’opportunité
d’ordonner ou non une contre-expertise.
Mais la Cour souligne ensuite :
- qu’il s’est agi non seulement
de l’expression à la barre par l’expert d’un avis différent de celui exposé dans
un rapport écrit, mais d’un revirement opéré par cet homme de l’art au cours
d’une même audition ;
- que la demande de
contre-expertise formée par le requérant a suivi cette “ volte-face ” ainsi
opérée par l’expert lors de son audition après un rapide survol de nouvelles
pièces et dans le sens d’une prise de position très
défavorable au requérant ;
- que s’il est difficile de
spéculer sur l’influence d’un avis d’expert sur l’appréciation du jury, il est
hautement probable qu’un revirement aussi brutal ne manqua pas de conférer à
l’opinion de l’expert un poids particulier.
Et de conclure, compte tenu de
ces circonstances particulières précise la Cour, à savoir la volte-face de
l’expert jointe au refus de faire droit à la demande de contre-expertise,
qu’il a été porté atteinte aux règles du procès équitable et au respect des
droits de la défense en violation des dispositions combinées de l’article 6 §§1
et 3b de la Convention.
Est-ce à dire qu’à défaut de
contre-expertise, l’accusé, confronté à la parole de l’expert, se trouvait privé
d’une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne
la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son
adversaire ? L’accusé ne pouvait-il utilement contester, les conclusions orales
qui lui étaient soudainement et tardivement opposées
?
Un rapprochement s’impose avec l’affaire
Mantovanelli
dans laquelle, après avoir posé qu’il n’existait pas de principe général et
abstrait soumettant l’expertise au principe du contradictoire, la Cour a
néanmoins jugé, eu égard à la complexité de l’affaire – il s’agissait d’une
affaire de responsabilité médicale ressortissant à un domaine technique
échappant à la connaissance technique du juge administratif — que les
conclusions de l’expert pouvaient influencer le juge de manière si prépondérante
que la seule possibilité de les contester devant le tribunal n’était pas
suffisante. Mais là doit s’arrêter la comparaison.
Ce qui faisait alors grief,
c’était la manière dont les opérations d’expertise s’étaient déroulées au mépris
des dispositions du Code des tribunaux administratifs et des Cours
administratives d’appel qui font obligation à l’expert d’avertir les parties des
jours et heures auxquels il sera procédé à l’expertise par lettre recommandée
au moins quatre jours à l’avance, hors la présence des époux Mantovanelli qui
n’avaient eu connaissance des pièces prises en compte par l’expert qu’une fois
son rapport achevé et communiqué et qui n’avaient pu faire entendre leur voix
qu’avant son dépôt, ce qui, dans le cas particulier, revenait à poser la
nécessité d’une expertise contradictoire.
Dans l’affaire GB, ce qui
fait grief, c’est la volte-face opérée par l’expert lors de son audition après
un rapide survol de nouvelles pièces dans un sens d’une prise de position très
défavorable au requérant jointe au refus de faire droit à la demande de
contre-expertise, ce qui ne remet pas directement en cause la manière dont les
opérations d’expertise se sont déroulées, mais renvoie à la discussion des
preuves et revient à poser la nécessité, expertise contradictoire ou non, mais
toujours dans le prolongement du principe de l’égalité des armes, d’une
discussion exempte de tout jugement à l’emporte-pièces… ! Il est clair, en
effet, qu’en refusant la contre-expertise qui lui était demandée, la Cour
d’assises préjugeait du bien-fondé de conclusions expertales favorables à
l’accusation dont le caractère inopiné, sinon partial, plaçait l’accusé dans une
situation de net désavantage par rapport à l’accusation.
En
conclusion, l’arrêt G.B. c/France ne remet pas en cause le
principe posé par l’arrêt Bernard c/France suivant lequel les conclusions
expertales ne sont qu’un élément, parmi d’autres, soumis à l’appréciation du
jury, mais veille seulement à ce que leur production ne puisse avoir pour
effet de rompre l’égalité des armes et de fausser la discussion des preuves.
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