La liberté de circulation
Confiscation du passeport
(arrêt Baumann du 22 mai 2001)
par
Céline RENAUT
Doctorante à l'Université de
Paris XI
Au cours d’une enquête de
flagrance relative à une affaire de vol de voitures, la police strasbourgeoise
saisit divers objets appartenant à M. Baumann, ressortissant allemand qui louait
une chambre dans l’hôtel où avaient coutume de se rencontrer les voleurs. Au
moment de la saisie, M. Baumann est hospitalisé en Allemagne où il sera ensuite
arrêté puis jugé et condamné à une peine d’emprisonnement dans le cadre d’une
affaire étrangère à la procédure engagée en France. Bien que M. Baumann ne soit
pas incriminé dans la procédure pénale française, ses biens sont mis sous
scellés. Il entame alors une série d’actions en restitution qui restent sans
succès puis saisit la Cour européenne des droits de l’Homme pour violation par
la France de son droit d’accès à un tribunal (article 6), de son droit au
respect de ses biens (article 1 du Protocole n° 1) et de son droit à la liberté
de circulation (article 2 du Protocole n° 4) du fait de la confiscation de son
passeport.
Les conclusions de la Cour en ce
qui concerne les griefs tirés de l’article 6, §1 de la Convention et du
Protocole n° 1 n’appellent pas de commentaires particuliers. C’est en effet
conformément à une jurisprudence constante que la Cour constate la violation de
l’article 6, §1 par la France et considère que ce constat la dispense de statuer
sur la violation alléguée du Protocole 1. L’intérêt majeur de l’arrêt Baumann
réside dans la motivation de la condamnation de la France pour violation de
l’article 2 du Protocole n° 4 à la Convention en ce qu’elle précise les contours
de la liberté de circulation (II) et consacre une extension de la
protection de cette liberté (III) que ne laissait pas espérer la
jurisprudence antérieure des organes de la Cour (I).
I •
L’article 2 du Protocole n° 4 : une rédaction protectrice des prérogatives de
l’Etat en matière de contrôle des flux migratoires
Treize ans séparent
l’élaboration du Protocole n° 4 de celle de la Convention européenne. Ce
décalage témoigne de la frilosité des Etats à l’égard d’une liberté dont la
reconnaissance et la mise en œuvre peuvent se heurter au contrôle qu’ils
exercent habituellement sur le déplacement des individus sur leur territoire et
influencer leur politique d’immigration. Cette frilosité n’a pas été sans
conséquence sur la rédaction de l’article 2 du Protocole n° 4 qui reste très
respectueuse du domaine réservé des Etats.
En effet, si le paragraphe 1 de
cet article prévoit que “ toute personne ” a le droit de circuler librement, il
précise tout de même que ce droit n’est accordé qu’aux personnes qui se trouvent
“ régulièrement ” sur le territoire d’un Etat. L’Etat garde donc un pouvoir
discrétionnaire pour déterminer les conditions d’entrée et de séjour des
étrangers sur son territoire. Le paragraphe 2 précise, en reprenant la
formulation de l’article 12 a et b du Pacte international sur les droits civils
et politiques, que “ toute personne a le droit de quitter n’importe quel pays, y
compris le sien ”. Quant aux deux derniers paragraphes, ils accordent aux Etats
le droit de restreindre la liberté de circulation dans les limites qu’ils
posent. Ainsi est-il exigé dans le paragraphe 3 que les restrictions
gouvernementales soient “ prévues par la loi ” et constituent des “ mesures
nécessaires dans une société démocratique à la sécurité nationale, à la sûreté
publique, au maintien de l’ordre public, à la prévention des infractions
pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des
droits et libertés d’autrui ”. Le dernier paragraphe dispose que le droit
de circuler et de choisir librement sa résidence sur le territoire d’un Etat
peuvent faire l’objet de restrictions dans certaines “ zones déterminées si
elles sont prévues par la loi et justifiées par l’intérêt public ”.
Les exigences des paragraphes 3 et 4 sont en réalité relativement
souples dans la mesure où elles laissent une marge d’appréciation considérable
aux Etats. Pour s’en convaincre, il suffit de constater que la Commission a jugé
irrecevables la plupart des griefs tirés de la violation de l’article 2 du
Protocole n° 4 qui lui ont été soumis au motif que les restrictions à la liberté
de circulation imposées par l’Etat étaient “ nécessaires dans une société
démocratique ” ou
que la présence du requérant sur le territoire de l’Etat était irrégulière.
L’on comprend donc pourquoi la
Cour n’a rendu à ce jour que six arrêts
concernant l’article 2 du Protocole n° 4, dont trois seulement constatent une
violation. Il s’agit des arrêts Raimondo c/Italie du 22 février 1994,
Labita c/Italie du 6 avril 2000 et de l’arrêt Denizci et autres c/Chypre
du 23 mai 2001. L’arrêt Baumann, qui date du 22 mai 2001, se distingue de
ces arrêts de plusieurs manières.
II • Précisions sur les contours
de la liberté de circulation
L’arrêt
Baumann
confirme, si cela était nécessaire, que la liberté de circulation est à la fois
intra-étatique
et
inter-étatique.
Il donne également à la Cour l’occasion d’affirmer que la courte durée de la
restriction imposée par le gouvernement à un individu dans son droit à circuler
librement ne rend pas cette mesure licite au regard de l’article 2 du Protocole
n° 4 et que la confiscation d’un passeport est une ingérence au sens de cet
article.
Premier arrêt sur la liberté de circulation inter-étatique
Dans les arrêts Raimondo
c/Italie, Labita c/Italie et Denizci et autres c/Chypre, la Cour a été
amenée à constater la violation de la liberté de circulation dans son aspect
intra-étatique. Dans les affaires Raimondo et Labita, la Cour
a en effet sanctionné la violation de la liberté de circulation de deux Italiens
soupçonnés d’appartenir à la mafia et qui avaient de ce fait été légitimement
placés sous la surveillance spéciale de la police italienne mais dont la
surveillance s’était prolongée de façon non justifiée après la levée par le juge
de cette mesure et l’acquittement des accusés. Dans l’affaire Denizci,
c’est le contrôle des déplacements imposé par les agents de l’Etat chypriote aux
requérants, ressortissants de Chypre, qui est sanctionné.
Dans l’affaire Baumann,
au contraire, la France n’est pas condamnée pour avoir violé le droit de
circuler librement de l’un de ses citoyens mais pour n’avoir pas respecté celui
d’un ressortissant allemand en lui confisquant son passeport. L’arrêt Baumann,
premier arrêt de la Cour relatif à la liberté de circulation inter-étatique,
confirme ainsi le double aspect de cette liberté : à la fois interne et
international.
La durée de la privation du droit de circuler librement : un fait
sans impact sur la licéité de la restriction imposée par le gouvernement
L’affaire Baumann
complète également la jurisprudence antérieure en affirmant que la durée de la
restriction à la liberté de circulation imposée par l’Etat est sans importance
au regard de sa licéité. Cette affirmation est faite en réponse au gouvernement
français qui prétendait ne pas avoir violé le droit d’aller et venir du
requérant dans la mesure où celui-ci avait été écroué dans une prison allemande
à peine un mois après avoir fait sa première demande en restitution du
passeport. La Cour rejette la thèse du gouvernement au motif que l’article 2 du
Protocole n° 4 ne fait aucune mention de la durée de la restriction à la liberté
de circulation imposée par le gouvernement ; il convient donc de ne pas
considérer la durée de la mesure gouvernementale comme un critère d’appréciation
de la validité de celle-ci. Seule compte sa conformité aux paragraphes trois et
quatre de l’article 2 du Protocole n° 4.
La
confiscation du passeport : une ingérence dans la libre circulation
Quant à la mesure gouvernementale qui consiste à confisquer un
passeport, la Cour affirme qu’elle constitue une ingérence dans le droit de
circuler librement. Elle estime même, de façon plus générale que : “ la mesure
au moyen de laquelle un individu est dépossédé d’un document d’identification
tel que, par exemple, un passeport, s’analyse à n’en pas douter, comme une
ingérence ” (§ 62).
Il serait cependant erroné de déduire de cette affirmation
générale que la Cour consacre en l’espèce un “ droit au passeport ” au profit
des individus protégés par la Convention. Ce “ droit ” est implicitement rejeté
par la Cour lorsque celle-ci, tout en affirmant que la confiscation d’un moyen
d’identification est une ingérence dans la libre circulation, se réfère à une
décision de la Commission du 6 mars 1984, dans laquelle la même affirmation
avait été faite avant de conclure à la licéité de l’obligation faite à un
inculpé ou un condamné de déposer son passeport pour être mis provisoirement ou
conditionnellement en liberté.
Ce prétendu droit est également écarté de façon explicite par la Cour dans la
mesure où elle ne se contente pas d’affirmer que la liberté de circulation de M.
Baumann a été entravée en l’espèce par la saisie de son passeport mais examine
si la confiscation par le gouvernement français est conforme ou non au
paragraphe 3 de l’article 2 du Protocole n° 4. Si elle conclut à la violation du
Protocole n° 4, ce n’est donc pas en vertu d’un “ droit au passeport ” mais
parce que cette mesure de confiscation, bien que “ prévue par la loi ” (le
passeport ayant été saisi dans le cadre d’une enquête de flagrance régie par
l’article 56 du code de procédure pénale), n’est pas “ nécessaire dans une
société démocratique ”. Cela découle du fait que le gouvernement justifiait la
confiscation par les besoins de la procédure pénale engagée contre les voleurs
d’automobiles à l’origine de la saisie des biens de M. Baumann alors que le
passeport ne figurait même pas sur la liste des pièces mises sous scellés pour
les besoins du procès et que le requérant n’avait pas été incriminé dans le
cadre de cette procédure.
L’affaire
Baumann
fournit non seulement à la Cour l’occasion de préciser les contours de la
liberté de circulation mais aussi celle d’étendre la protection de cette
liberté. Ce dernier apport de l’arrêt est aussi celui qui se prête le plus au
débat, débat qui a d’ailleurs déjà commencé, au sein même de la Cour.
III •
Extension de la protection de la liberté de circulation par la sanction de la
mesure restrictive non conforme aux exigences de l’article 2 du Protocole n° 4
indépendamment de ses conséquences
Si la majorité des juges a
estimé que l’article 2 du Protocole n° 4 a été violé en l’espèce au motif que la
confiscation du passeport effectuée par la France ne répond pas aux exigences
posées au paragraphe trois de cet article, il reste que trois des sept juges
saisis de l’affaire, adoptant un raisonnement fidèle à la jurisprudence de la
Commission en la matière, ont exprimé une opinion contraire.
Pour ces derniers, bien que la confiscation du passeport soit une ingérence dans
la libre circulation et que la mesure française soit injustifiée au regard de
l’article 2, §3 du Protocole n° 4, il n’y a pas eu en l’espèce violation du
droit de circuler librement de M. Baumann car celui-ci n’a pas concrètement été
empêché de circuler. Il semble en effet incontestable que le requérant n’a pas
subi de réelle entrave dans l’exercice de son droit puisque, comme le relèvent
le juge Costa, Sir Nicolas Bratza et Mme la juge Grève, M. Baumann, qui était en
Allemagne au moment de la saisie de son passeport, n’a pas été empêché de
circuler librement en France et n’a pas prétendu avoir été empêché de quitter
n’importe quel pays, qu’il s’agisse de l’Allemagne ou de la France.
La difficulté majeure rencontrée
par les juges dans l’affaire Baumann ne concerne donc pas tant le
caractère infondé de la confiscation du passeport du requérant par la France que
le point de savoir si cette confiscation doit ou non être sanctionnée dans la
mesure où la liberté de circulation de celui-ci n’a pas réellement été entravée.
La Cour a tranché cette question dans un sens favorable à l’extension de la
protection de la liberté de circulation puisque la majorité a considéré que
l’article 2 du Protocole n° 4 commande de sanctionner toute mesure qui ne rentre
pas dans les buts fixés au troisième paragraphe de cet article, indépendamment
de ses conséquences sur la liberté de circulation de la personne qu’elle vise.
La Cour sanctionne donc ici une mesure susceptible de porter atteinte à la
liberté de circulation sur la base du Protocole n° 4.
Le fondement de cette
interprétation de l’article 2 du Protocole n° 4 n’est pas incontestable.
Paradoxalement, la Cour qui refuse de ne sanctionner que les seules mesures qui
portent effectivement atteinte à la liberté de circulation, cite à l’appui de sa
position une décision de la Commission qui ne vise pas les mesures simplement
susceptibles de restreindre le droit d’aller et venir (§ 61). En effet, dans la
décision qu’elle a rendue dans l’affaire Peltonen c/Finlande, la
Commission n’examine la licéité du refus de la Finlande de délivrer un passeport
à M. Peltonen au regard de l’article 2 du Protocole n° 4 qu’après avoir constaté
que le requérant, qui jouit du droit de quitter n’importe quel pays,
c’est-à-dire du droit de partir pour le pays de son choix dès lors que sa
présence y est admise, a effectivement été empêché d’exercer pleinement ce droit
par la mesure finlandaise puisqu’il ne pouvait circuler que dans les pays
nordiques.
On peut d’autant plus douter que la Commission ait jamais eu l’intention de
sanctionner une mesure susceptible de restreindre la liberté de circulation que
dans la décision qu’elle a rendue dans l’affaire F.C.B. c/Italie, Pays-Bas et
Belgique en 1994 elle a rejeté la requête du demandeur non seulement parce
que celui-ci n’avait pas épuisé toutes les voies de recours internes mais aussi
parce qu’il n’avait pas démontré qu’il se trouvait dans une situation
d’ingérence ou qu’il avait été empêché de quitter n’importe quel pays.
Faut-il en déduire que la
majorité des juges a estimé qu’il incombe au gouvernement de prouver qu’il n’a
pas violé l’article 2 du Protocole n° 4 en prenant la mesure qui fait l’objet de
la plainte ? Rien dans la motivation de l’arrêt ne permet de l’affirmer et de
justifier ainsi la position de la Cour par un renversement de la charge de la
preuve. La lettre de l’article 2 du Protocole 4 ne permettant pas la sanction de
la mesure susceptible de restreindre la liberté de circulation lorsqu’elle
n’entre pas dans les exceptions prévues par cet article, l’interprétation qui en
est faite par la Cour doit donc être recherchée dans l’esprit de celui-ci et de
la Convention européenne des droits de l’Homme. Dans un Etat de droit, la
liberté doit être la règle et la restriction l’exception. L’arrêt de la Cour est
conforme à cet axiome et fait apparaître la liberté de circulation comme un
droit fondamental dans la mesure où tant la mesure gouvernementale qui le viole
que celle qui risque d’en restreindre l’exercice sont désormais sanctionnées
lorsqu’elles sortent des limites tracées par le Protocole. A cet égard, il faut
souligner que la position de la Cour européenne n’est pas isolée puisque la Cour
de Justice des Communautés européennes sanctionne également les mesures
susceptibles de porter atteinte à la liberté de circulation quand elles ne font
pas partie des exceptions prévues par le droit communautaire.
Le débat sur le bien-fondé de l’arrêt Baumann est donc un débat sur le
bien-fondé de l’interprétation de l’article 2 du Protocole n° 4 par la Cour.
Aussi important soit-il, il ne doit pas faire oublier que l’arrêt Baumann
accroît considérablement la protection de la liberté de circulation.
|