Les libertés de l'esprit :
liberté de religion et liberté d'expression
Publications de provenance
étrangère et liberté d'expression
(arrêt Association Ekin du 17
juillet 2001)
par
Maître Thierry MASSIS
Avocat à la Cour de Paris
Le principe fondamental à valeur
constitutionnelle énoncée par l’article 1er de la loi du 29 juillet
1881 selon lequel l’imprimerie et la librairie sont libres, le caractère
dérogatoire au droit commun des infractions de presse pour préserver la liberté
d’expression est en pleine harmonie avec les dispositions de l’article 10 de la
Convention européenne.
Mais c’est oublier que la loi du
29 juillet 1881 sur la liberté de la presse a subi les soubresauts et les
mouvements de la vie politique française. De nombreuses dispositions rajoutées à
la loi du 29 juillet 1881 ne sont pas conformes à l’esprit de cette loi et la
Cour européenne a déjà eu l’occasion de censurer certaines de ces dispositions,
notamment celles relatives à l’interdiction de publier des informations sur les
constitutions de partie civile.
Une autre disposition faisait
l’objet de la part de la doctrine de nombreuses critiques : l’article 14 de la
loi du 29 juillet 1881 modifiée par un décret-loi du 6 mai 1939. Cette
disposition permet au ministre de l’Intérieur de prononcer une mesure
d’interdiction d’un écrit étranger. Cette disposition était de circonstance : il
s’agissait de faciliter la lutte contre les propagandes subversives menées en
France par la presse étrangère et de pallier les insuffisances de la législation
dans un but d’ordre public et de défense nationale. La doctrine considérait
l’article 14 comme une survivance mais qui n’était pas conforme aux grands
textes sur la liberté d’expression.
Par l’arrêt Ekin du 17
juillet 2001, la Cour européenne censure l’article 14 de la loi du 29 juillet
1881 incompatible avec les articles 10 et 14 de la Convention européenne.
I • Les faits
L’affaire a pour origine la
publication d’un livre intitulé “ Euskadi en guerre ” par l’Association Ekin.
Cet ouvrage paru dans quatre versions : basque, anglaise, espagnole et
française, fut diffusé dans de nombreux pays, y compris en France et en Espagne.
C’est un ouvrage collectif qui retrace les aspects historiques, culturels,
linguistiques et socio-politiques du combat des basques. Il se termine par un
article de caractère politique intitulé “ Euskadi en guerre – un horizon pour la
paix ” rédigé par le mouvement basque de libération nationale.
Diffusé dans le second trimestre
1987, le livre fait l’objet, le 29 avril 1988, d’un arrêté ministériel par
lequel le ministre français de l’Intérieur, se fondant sur l’article 14 de la
loi du 29 juillet 1881, interdisait sur l’ensemble du territoire français, sa
circulation, sa distribution et sa mise en vente dans ses quatre versions.
Le motif de l’arrêté : “ La
mise en circulation en France de cet ouvrage qui encourage le séparatisme, et
justifie le recours à l’action violente, est de nature à causer des dangers pour
l’ordre public ”.
Le 6 mai 1988, la Direction de
la police de l’air et des frontières s’oppose à l’entrée en France de plus de
2000 exemplaires de l’ouvrage.
L’Association forme un recours
contre l’arrêté d’interdiction. Le Tribunal administratif de Pau le rejette. Il
estime que la publication litigieuse faisant valoir que la violence de l’Etat
espagnol justifie la “ contre-violence proportionnelle ” de l’organisation
terroriste E.T.A, peut constituer une menace pour l’ordre public français et que
le ministre de l’Intérieur n’a commis aucune erreur d’appréciation.
Se référant en outre à l’article
10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, le Tribunal administratif
estime que la mesure d’interdiction générale relative à l’ouvrage litigieux est
proportionnée aux objectifs poursuivis en matière d’ordre public.
Sur appel de l’Association, le
Conseil d’Etat rend un arrêt du 9 juillet 1997. Le Conseil d’Etat estime que
l’article 14 de la loi du 1881 n’est pas incompatible avec les articles 10 et 14
de la Convention. Le Conseil d’Etat, en revanche, annule le jugement ainsi que
l’arrêté ministériel du 28 avril 1988. Le Conseil d’Etat n’estime pas que
l’examen du contenu de cette publication présente au regard des intérêts dont le
Ministre à la charge, et notamment de la sécurité publique et de l’ordre public,
un caractère de nature à justifier légalement la gravité de l’atteinte à la
liberté de la presse constituée par la mesure litigieuse.
L’Association adressa alors au
Ministre une demande d’indemnisation du préjudice matériel et moral résultant de
l’application de l’arrêté illégal du 29 avril 1988. Le préjudice est évalué à
831.000 Francs. L’Association n’a reçu à ce jour aucune réponse.
Devant la Cour européenne,
l’Association requérante alléguait une violation de l’article 10 de la
Convention, prise isolément et combinée avec l’article 14, en raison de
l’application de l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881.
Bien que l’Association ait
obtenu gain de cause devant le Conseil d’Etat, la Cour européenne a estimé sa
requête recevable dans la mesure où l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881
faisait peser sur elle une menace permanente, une sorte d’épée de Damoclès sur
son droit à la liberté d’expression telle que garantie par l’article 10 de la
Convention.
II • Les questions de droit
La Cour européenne était saisie
de la validité de l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881 au regard des
articles 10 et 14 de la Convention.
L’Association Ekin se plaignait
en effet de ce que l’article 14 de la loi de 1881 modifiée est une “ norme
juridique trop incertaine qui ne répond pas aux exigences d’accessibilité et de
prévisibilité de ses effets ”.
Comme toujours en matière de
liberté d’expression, la Cour européenne était confrontée à un conflit de
valeurs, de normes. D’une part, la liberté d’expression, d’autre part, la
protection de l’ordre public.
L’arrêt de la Cour européenne
rappelle avec pertinence le régime général de la liberté de la presse, garanti
par l’article 11 de la Convention des droits de l’Homme et du citoyen qui a
valeur constitutionnelle et qui repose principalement sur la loi du 29 juillet
1881 qui instaure un régime dit “ répressif ”, c’est-à-dire a posteriori,
le principe posé par les articles 1er et 5 de la loi du 29 juillet
1881.
Le régime français des
publications comporte toutefois des formes d’intervention préalables qui peuvent
entraîner des interdictions et saisies, mais qui sont dans tous les cas
assujetties au respect du principe de proportionnalité aux faits les motivant.
Après avoir énoncé les mesures
d’interdiction et de police qui peuvent être prises en application des pouvoirs
généraux de police administrative, la Cour analyse les dispositions de la loi du
29 juillet 1881 relative aux interdictions et saisies judiciaires, notamment
l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881 modifiée par le décret du 6 mai 1939
ainsi libellé : “La circulation, la distribution ou la mise en vente en
France des journaux ou écrits, périodiques ou non, rédigés en langue étrangère,
peut être interdite par décision du Ministre de l’Intérieur. Cette interdiction
peut également être prononcée à l’encontre des journaux et écrits de provenance
étrangère rédigés en langue française, imprimés à l’étranger ou en France".
La Cour européenne rappelle que
ce texte a fait l’objet d’une interprétation prétorienne. D’une part, elle a
défini la notion de provenance étrangère et d’autre part, elle a précisé, en cas
de silence de la loi, les motifs pouvant justifier les mesures d’interdiction.
Le critère de la provenance
étrangère est défini par le Conseil d’Etat sur le fondement de la théorie du
“ faisceau d’indices ”. Pour apprécier s’il s’agit d’une publication de
provenance étrangère, le Conseil d’Etat combine différents éléments tels que :
la nationalité de l’auteur et de l’éditeur et leur lieu de résidence, les
concours étrangers, la documentation et l’inspiration étrangère.
La loi du 29 juillet 1881 n’a
pas précisé les motifs pouvant justifier une interdiction. C’est la
jurisprudence du Conseil d’Etat qui a dégagé la règle selon laquelle seuls
certains motifs d’intérêt public et d’ordre public pouvaient justifier
l’application de l’article 14.
Le Conseil d’Etat a considéré
comme légalement justifiés les motifs suivants : la protection de l’ordre
public, le caractère contraire aux bonnes mœurs de la publication concernée, la
lutte contre les idéologies racistes et notamment contre la renaissance de
l’idéologie nationale socialiste.
Enfin, la Cour européenne rend
compte de l’évolution de la jurisprudence du Conseil d’Etat relative aux recours
en annulation des décisions du ministre de l’Intérieur. Dans un premier temps,
le contrôle du Conseil d’Etat se limitait à l’erreur manifeste d’appréciation. À
l’occasion de cette affaire, le Conseil d’Etat a modifié sa jurisprudence en
élargissant la portée de son contrôle. L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 9
juillet 1997 estime que le juge administratif doit exercer un contrôle entier de
la décision.
C’est cette disposition qui a
fait confronter à l’article 10 de cette convention l’article 14.
III • Les principes de solution
La Cour européenne fait
prévaloir le principe de la liberté d’expression face aux mesures d’ordre
public. Certes, la Cour européenne estime légale et légitime la mesure
restrictive (A) ; par contre, elle estime que l’ingérence prévue par cette norme
n’est pas nécessaire dans une société démocratique (B).
A • La base légale et légitime
des mesures restrictives
1°/ L’ingérence était-elle
prévue par la loi ?
La Cour européenne reprend la
jurisprudence classique concernant l’expression “ prévu par la loi ”. La loi
doit non seulement avoir une base en droit interne mais aussi présenter un
certain nombre de qualités : accessibilité et prévisibilité de la loi.
La norme doit être énoncée avec
suffisamment de précisions pour permettre au citoyen de régler sa conduite en
s’assistant au besoin de conseils éclairés (arrêt Sunday Times). L’arrêt
rappelle que la notion de loi englobe celle de jurisprudence (arrêt Kruslin
du 24 avril 1990).
En l’espèce, bien que ne se
prononçant pas clairement sur les exigences d’accessibilité et de prévisibilité,
la Cour européenne estime que le contrôle limité effectué en la matière par le
Conseil d’Etat, à l’époque des faits litigieux, inciterait cette dernière à
considérer que l’exigence de prévisibilité n’était pas réunie.
L’on peut ajouter la loi
d’habilitation qui accorde au gouvernement les pleins pouvoirs, un décret-loi
qui ne prévoit aucune limite à l’appréciation que portera le Ministre ne sont
pas des textes qui ont les qualités d’une loi. Ils ne remplissent pas davantage
la fonction de sécurité, surtout de prévisibilité, indispensable dans une
Société démocratique.
2°/ L’ingérence poursuivait-elle
un but légitime ?
La Cour ne conteste pas que
l’application par les autorités nationales de l’article 14 de la loi de 1881
visait la sauvegarde de l’ordre public en empêchant la mise en circulation en
France d’un ouvrage incitant au séparatisme et justifiant le recours à l’action
violente. La protection de l’ordre public constitue un motif légitime
d’ingérence.
La défense de l’ordre public
comme celui de la sécurité nationale ou bien encore l’autorité et l’impartialité
du pouvoir judiciaire, constitue des motifs légitimes d’ingérence. La prévention
du crime entre dans le but légitime de l’ingérence prévue par l’article 10.
B • La nécessité de l'ingérence
1°/ Le principe général
a) La restriction apportée à la
liberté d’expression doit non seulement être prévue par la loi, elle doit aussi
constituer une mesure nécessaire dans une société démocratique.
L’Association Ekin estimait
avoir été victime d’une mesure discriminatoire incompatible avec les articles 10
et 14 de la Convention. Cette discrimination avait pour origine la loi elle-même
qui instaurait une différence fondée sur la nationalité et la langue. L’Association
rappelait aussi le contexte politique dans lequel l’article 14 a été édicté :
“ climat d’hostilité envers les étrangers, reflet des positions discriminatoires
fondées sur une présomption de dangerosité particulière de l’étranger d’après
lesquels les idées subversives sont forcément étrangères".
b) Cette réglementation est
incompatible avec une vision moderne et évolutive de la jouissance des droits
fondamentaux où l’égalité entre nationaux et étrangers doit être la règle.
La Cour rappelle les principes
fondamentaux qui se dégagent de cette jurisprudence relative à l’article 10. La
liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société
démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de
l’épanouissement de chacun.
Elle vaut non seulement pour des
informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives
ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent.
Elle rappelle que l’adjectif nécessaire au sens de l’article 10 § 2 implique
l’existence d’un besoin social impérieux pour recourir à l’ingérence considérée.
Si, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de
se substituer aux juridictions internes compétentes, elle doit cependant
considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour
déterminer si elle était “proportionnée ” au but légitime poursuivi.
Ainsi, les motifs invoqués par
les autorités nationales pour la justifier, apparaissaient pertinents et
suffisants.
Enfin, la Cour réaffirme le
principe de la licéité des ingérences préventives. Cette question avait été pour
la première clairement explicitée dans les arrêts du 26 novembre 1991 (Sunday
Times, Observer et Guardian c/Royaume Uni).
L’arrêt Ekin reprend les
termes de l’arrêt du Sunday Times : “ L’article 10 de la Convention
n’interdit pas en elle-même toute restriction préalable à la publication. En
témoignent les termes “ condition, restriction, empêché et prévention ” qui y
figurent. Mais la Cour rappelle que de telles restrictions présentent de si
grands dangers qu’elles appellent de la Cour un examen scrupuleux. Il en va
spécialement ainsi dans le cadre de la presse où l’information est un bien
périssable. La Cour estime que ces principes sont également applicables en
matière de publication de livres en général, ou d’écrits autres ceux que de la
presse périodique.
2°/ La non-conformité de
l’article 14 de la loi à l’article 10 de la Convention Européenne
La Cour procède à une critique
frontale de l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881. Tout en rappelant qu'une
restriction préalable à la liberté de penser n’est pas de plein droit
incompatible avec l’article 10, la Cour juge que ces restrictions doivent
s’inscrire dans un cadre légal particulièrement strict quant à la délimitation
de l’interdiction et efficace quant aux contrôles juridictionnels contre des
éventuels abus.
Sur la portée de la
réglementation applicable aux publications étrangères, la Cour relève que
l’article 14 instaure un régime dérogatoire au droit commun donnant compétence
au Ministre de l’Intérieur pour interdire, de manière générale et absolue, sur
l’ensemble du territoire français, la circulation, la distribution ou la mise en
vente de tout écrit rédigé en langue étrangère.
Même si elle est rédigée en
français, lorsqu’il est considéré comme de provenance étrangère, la Cour relève
que cette disposition n’indique pas les conditions dans lesquelles elle
s’applique et ne précise pas la notion de provenance étrangère et ne précise pas
les motifs pour lesquels les publications considérées comme étrangères peuvent
être interdites.
La Cour estime que la
jurisprudence était insuffisante pour combler les lacunes de la loi. Sur
l’étendue du contrôle juridictionnel, la Cour observe que jusqu’à l’arrêt rendu
par le Conseil d’Etat, les juridictions administratives n’exerçaient qu’un
contrôle restreint des décisions prises en application de l’article 14 de la loi
de 1881 modifiée et que la durée de la procédure dans cette affaire a privé
d’efficacité pratique le contrôle juridictionnel dans un domaine où l’enjeu du
litige demandait précisément une sérénité accrue dans la conduite de la
procédure.
De telles dispositions heurtent
de front le libellé même du paragraphe 1er de l’article 10 de la
Convention selon lequel les droits qui sont reconnus valent sans considération
de frontière. La Cour se rallie à la position du Conseil d’Etat. La loi doit
être égale pour tous sans distinction d’origine nationale, notamment dans la
jouissance du droit à la liberté d’opinion et d’expression. L’article 14
instaure une discrimination de la jouissance et l’exercice, dans des conditions
d’égalité du droit à la liberté d’opinion et d’expression en raison de la langue
et de l’origine nationale des sources et des concours.
L’arrêté du Ministre de
l’Intérieur ne répondait pas à un besoin social impérieux et n’était pas non
plus proportionné au but légitime poursuivi.
La Cour estime que l’article 14
de la loi de 1881 n’est pas conforme à l’article 10.
Conclusion
Par l’arrêt Ekin, la Cour
européenne ne bouleverse pas l’économie de la loi de 1881, mais parachève un
travail qui avait déjà été initié par la doctrine française.
Déjà dans son ouvrage paru en
1984, le Professeur Pinto écrivait : “ L’article 14 apparaît comme déjà étant
contraire à la Constitution ”.
Ce que la Cour européenne
sanctionne, c’est une mesure de circonstance qui se trouvait en contradiction
avec la loi de 1881 ; ce qui est visé par l’arrêt de la Cour européenne, c’est
le caractère arbitraire d’une décision ; c’est la protection de la liberté.
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