Les libertés de l'esprit :
liberté de religion et liberté d'expression
La France et les sectes
(décision Fédération chrétienne des Témoins de Jéhovah du 6 novembre 2001)
par
Patrice ROLLAND
Professeur à l'Université de
Paris XII (Saint-Maur)
La liberté religieuse constitue
la toile de fond de cette décision d’irrecevabilité. Mais, pour cette dernière
raison, elle n’est pas traitée, même de façon négative. Ce n’est donc que de
façon très indirecte qu’on peut en tirer quelques enseignements sur la
protection de la liberté religieuse. L’essentiel du débat tient dans la notion
de victime au sens de l’article 34 de la Convention.
L’association requérante n’avait
que peu de chance de voir sa requête acceptée. Il est donc intéressant de
s’interroger sur le sens apparent de cette démarche. Il existe indéniablement un
contexte français de méfiance à l’égard des “ sectes ” ou de certains “ groupes
religieux minoritaires ”. L’hostilité déclarée de certaines associations de
lutte contre les sectes ont fait l’objet d’une reconnaissance et de subventions
officielles. Les Témoins de Jéhovah ne pouvaient cependant se plaindre devant la
Cour de ce climat de méfiance à leur égard en tant que “ secte ”. Celle-ci avait
récemment jugé que l’État n’est pas responsable des vives attaques qu’une
association reconnue d’utilité publique lançaient contre les témoins de Jéhovah.
L’État peut classer un mouvement comme secte en vue de combattre certaines
conduites incompatibles avec la liberté de pensée ; il peut transmettre des
informations et des critiques à condition de se garder de tout endoctrinement
contraire à la liberté de religion.
Dans la présente requête l'Association choisit de soutenir que de nombreuses
décisions administratives défavorables ainsi que des actes de méfiance de
l’administration, sont liés à une attitude délibérée de l’État dont la
manifestation réside dans les deux rapports parlementaires et le projet de loi
contre les sectes. À leurs yeux, les rapports parlementaires successifs et la
proposition de loi qui aboutit, en cours d’examen de la requête, à la loi du 12
juin 2001 manifestent une attitude de l’État contraire à leur liberté
religieuse. La requérante est une fédération chargée d’assurer la représentation
des associations locales pour le culte des témoins de Jéhovah. Elle entend donc
prendre en charge leurs intérêts collectifs et tout particulièrement les
défendre contre les atteintes à leur liberté religieuse. C’est le sens de cette
requête.
La question juridique en est
ainsi déplacée et devient celle de l’admissibilité de l’action corporative ou
collective. La longue liste de décisions administratives défavorables ou
d’actions manifestant une méfiance à l’égard des témoins de Jéhovah ne
concernait pas directement la Fédération mais les associations locales qui
disposaient à cet égard de tous les recours pour les contester et en particulier
faire valoir une violation de la Convention européenne. Elles n’ont pas manqué
de le faire et d’avoir gain de cause, par exemple au sujet de la reconnaissance
comme associations cultuelles.
La requête de la fédération tendait donc à un autre but implicite : celui de
faire constater par le juge européen une violation qui résulterait d’une
atmosphère générale de méfiance ou d’hostilité en tenant compte d’actes dont
elle n’avait pas été directement la victime mais qui concouraient tous à une
situation discriminatoire pour les Témoins de Jéhovah. Il revenait donc au juge
européen de savoir par rapport à quoi il devait déterminer la notion de
victime : la personne visée ; les actes incriminés ; ou encore la nature du lien
entre les actes dénoncés et leurs effets généraux sur la liberté religieuse.
Autrement dit encore, un groupe ou une minorité peuvent-ils se plaindre devant
la Cour d’une mauvaise image sociale qui influencerait une série de décisions
particulières et non-coordonnées entre elles ?
La Cour aurait pu prononcer
l’irrecevabilité de façon plus rapide en recourant au Comité de trois juges.
Elle va, au contraire, surabondamment motiver son rejet. Faut-il y voir une
sensibilité vis-à-vis d’un problème de société ou une générosité particulière
pour une liberté fondamentale ? Peut-on en tirer des indications sur
l’admissibilité de l’action collective devant le juge européen ?
Il existe de nombreux motifs
pour ne pas être victime au sens de l’article 34 de la Convention. Un seul
aurait suffi. La Cour les examine tous.
I • Sur l’admissibilité de la
requête en tant que personne morale
En principe la jurisprudence
européenne est assez stricte sur l’admissibilité de l’action collective. Les
requêtes associatives doivent répondre à des conditions précises. L’association
doit être victime en tant que telle et non agir au nom des ses adhérents
victimes. Elle ne peut pas agir contre un acte lésant les intérêts collectifs de
ses adhérents.
Le recours européen n’est pas un recours objectif dans l’intérêt de la loi comme
le recours pour excès de pouvoir du droit administratif français mais un recours
destiné à faire reconnaître une violation de droits subjectifs et à en proposer
la réparation. Le gouvernement français avait insisté sur cette condition de
recevabilité : la fédération ne devait faire valoir que la violation de ses
droits propres et non celles des droits de ses adhérents ; elle ne pouvait pas
alléguer les intérêts collectifs qu’elle défend par ailleurs. L’association
avait prétendu qu’elle était à la fois victime directe, indirecte et
potentielle. Au titre de la victime directe elle soutenait qu’elle était l’objet
de “ mesures de répression étatiques ”, de surveillance policière, etc. Mais le
débat sur ce point tourne court puisque la Cour a choisi de ne pas y répondre,
tout du moins directement : “ À supposer que la requérante puisse se prétendre
directement affectée par ces mesures, en tant qu’organe fédérateur de tous les
témoins de Jéhovah chargé de la protection de leurs intérêts, … ”. La
formulation de la phrase indique suffisamment que la Cour entend porter le débat
sur un autre terrain. Peut-on déduire du fait que ce moyen ne suffit pas à
écarter d’emblée la requête et que la Cour accepte d’examiner les autres
arguments une certaine ouverture à l’action collective ? En matière de droits de
l'Homme cette forme de protection des droits individuels est loin d’être
inutile. Il faudrait élargir considérablement la notion de victime.
II • Sur l’admissibilité de
la requête en raison de la nature des actes incriminés
Le gouvernement français a fait
porter le poids de sa défense sur ce point. La requérante attaquait deux types
d’acte : deux rapport parlementaires de 1995 et 1999 et le “ projet de loi ” (en
réalité une proposition de loi) tendant à renforcer la prévention et la
répression contre les sectes, actes qui porteraient gravement atteinte à la
liberté religieuse. Certe, ces actes étaient aussi considérés comme l’origine de
nombreuses manifestations d’hostilité aux témoins de Jéhovah qui, elles,
consistaient en véritables actes juridiques.
Au regard du droit interne
français, l’irrecevabilité était évidente et sans discussion possible : ni les
rapports parlementaires ni le “ projet de loi ” n’ont de caractère juridique,
soit qu’il s’agisse de documents préparatoires soit qu’il s’agisse d’acte sans
valeur juridique et sans effet de droit.
Au regard de la Convention, on
peut cependant comprendre qu’eu égard au caractère autonome de la notion de
victime,
la Cour ait eu le désir d’examiner la possibilité qu’il y ait eu une violation
d’un droit garanti même par des actes sans valeur ou sans effet juridique. Il
semble que ce soit ce que fait la Cour en acceptant d’examiner si la requérante
peut être considérée comme une victime potentielle, alors même que
l’irrecevabilité est évidente au regard du droit interne. Ce faisant, la Cour
reprend les arguments du gouvernement français concernant la nature des actes
incriminés par la requête.
À l’évidence, en ce qui concerne
la loi du 15 juin 2001, la Cour n’a eu qu’à rappeler ses principes traditionnels
quant à la nature du recours européen pour conclure à l’irrecevabilité. Il
n’existe pas de contrôle in abstracto de la loi par rapport à la
Convention, ni d’actio popularis pour l’interprétation de la Convention.
La loi doit avoir fait l’objet d’une application à l’encontre du requérant. Le
juge européen ne peut intervenir qu’a posteriori. Ce n’est que de façon
exceptionnelle que la Cour peut envisager le risque d’une violation future pour
conférer la qualité de victime.
En ce qui concerne le rapport
parlementaire de 1999, la Cour note qu’il n’a aucun effet juridique et ne peut
servir de fondement à aucune action pénale ou administrative. Si, d’aventure,
une décision prenait appui sur ce rapport parlementaire, il ne s’agirait que
“ d’un obiter dictum qui ne peut, en aucun cas, être considéré comme la
ratio legis de la mesure ”.
Le fait que la Cour accepte de
pousser plus loin son investigation plaiderait en faveur d’une conception souple
et ouverte de la notion de victime. À ce stade, en effet, il apparaît qu’il n’y
a aucune action juridique incriminable, ce qui n’empêche pas le juge de
poursuivre l’examen de la requête.
III • Sur l’admissibilité de
la requête en raison du lien entre les actes incriminés et les effets attribués
On peut penser encore qu’il y a
victime si les effets sociaux, quoique non juridiquement déduits à partir des
actes incriminés, sont tels qu’il y a violation d’un droit garanti. En pratique,
là non plus, il n’est pas possible à la Cour d’accueillir la requête.
En premier lieu, le lien est
trop indirect entre les rapports parlementaires et leurs effets supposés. La
requête revenait à les considérer comme le centre d’impulsion de manifestation
d’hostilité et de multiples faits marquants à ses yeux une discrimination et une
méfiance systématique. Il est de fait que ces rapports parlementaires font
partie d’un mouvement d’opinion qui a pu influencer les décisions ou actes, à
caractère juridique ou non, cités à l’appui de la requête. La Cour désolidarise,
à juste titre, les rapports parlementaires de toutes ces décisions qui sont
probablement issues d’une même manifestation de méfiance ou d’hostilité dans
l’opinion mais qui sont sans lien juridique avec eux : soit que ces mesures ne
soient pas fondées sur les rapports (ce qui est le cas de la plupart car elles
relèvent de l’application de la loi de 1905 en ce qui concerne l’admission comme
association cultuelle ou les exonérations fiscales) ; soit qu’il s’agisse d’obiter
dictum ; soit qu’on considère le principe plus général selon lequel un
rapport parlementaire n’a aucun effet juridique. La Cour a donc nettement
dissocié effets juridiques et effets d’opinion ou effets sociaux que la requête
avait tendance à confondre. Seuls les premiers ressortissent de sa compétence.
La requête aurait voulu qu’au nom de la protection de ses droits une minorité
stigmatisée par une opinion majoritaire puisse, de ce seul fait, tirer
protection de la Cour.
Cette conclusion aurait suffit
une fois de plus à écarter la requête mais la Cour l’examine encore sous un
autre angle. Elle accepte d’examiner la possibilité d’une victime potentielle à
l’égard de la loi du 13 juin 2001. On rappellera que la loi ne figurait pas dans
la requête initiale puisqu’il n’y avait à l’époque qu’une proposition de loi. La
Cour accepte néanmoins de la prendre en compte. Bien qu’elle ait rappelé qu’elle
n’examinait jamais une législation in abstracto, elle motive un peu plus
l’irrecevabilité. Elle accepte d’examiner au fond le contenu de la nouvelle loi,
en notant qu’elle ne définit pas la notion de secte et qu’elle prévoit une
possibilité de dissolution des associations. Pourtant elle souligne que ceci ne
peut avoir lieu que par voie judiciaire et sous des conditions précises. Ne
décernerait-elle pas là, au passage, un brevet de conventionnalité in
abstracto ? En tout cas, on ne peut pas tenir comme constituant “ la
démonstration de la probabilité d’un risque ” un procès d’intention fait au
législateur alors qu’il cherche à régler “ un problème brûlant de société ”.
La Cour achève par un argument
qu’on peut trouver légèrement sophistique et abstrait. Elle souligne une
contradiction de l’argumentation de la requête : se prétendre respectueux des
libertés et craindre l’application de la loi. On avait soutenu sous la Terreur
que ceux qui voulaient des garanties procédurales avaient des choses à cacher à
la justice et qu’ils étaient donc des “ aristocrates ”. On ne peut jamais être
assuré, malgré une entière bonne foi, de respecter la loi et de ne jamais faire
l’objet de poursuites.
Conclusion
Pourquoi la Cour examine t-elle
de si nombreux motifs d’irrecevabilité quand un seul suffisait au rejet de la
requête ? Elle fait preuve d’une grande souplesse dans l’examen de cette requête
dont elle suggère tous les moyens.
Il faut approuver le rejet de la
requête. Cette décision éclaire-t-elle la notion de victime et la question,
combien importante dans le domaine des droits de l'Homme, de l’action
collective ? La doctrine semble livrer une appréciation contrastée de la
jurisprudence européenne. On y voit une conception stricte qui confine au rejet
de l’action collective au sens de la défense d’intérêts collectifs.
On peut aussi souligner le caractère ouvert de la jurisprudence européenne et la
tendance, en ce qui concerne l’usage de la notion de “victime potentielle”, à
effacer la distinction du droit de recours individuel et de l’actio popularis.
La présente décision semble donner des arguments à chacun. Il faut attendre une
clarification de la conception que la Cour se fait de l’action collective et du
droit d’une association qui cherche à défendre collectivement les droits
garantis de ses membres.
M. Paul
Tavernier
Merci beaucoup Patrice pour cet
exposé très stimulant. Tu t’es tenu au quart d'heure que je t’avais imposé très
strictement. On aura probablement l’occasion de revenir sur ces questions
relatives aux sectes. Mais je pense effectivement qu’une des raisons pour
lesquelles la Cour s’est appesantie sur les questions de recevabilité, c’était à
cause de l’importance sociale de ce problème. Je remercie au passage Jean-Paul
Costa qui avait attiré mon attention sur cette affaire avant que la décision ne
soit rendue.
Nous avons maintenant notre
dernière intervention, celle de Maître Massis que l’auditoire connaît aussi
puisqu’il était déjà venu l’année dernière à Sceaux et que nous avons tous lu
divers commentaires à la Revue trimestrielle des droits de l’Homme ou
ailleurs. Il va nous parler d’une affaire extrêmement importante aussi, et
nouvelle dans la jurisprudence de Strasbourg, au moins en ce qui concerne la
France, l’affaire Ekin qui porte sur la liberté d’expression.
|