La
durée de la procédure devant les juridictions judiciaires :
l’extension
de la jurisprudence du sang contaminé
L’affaire
Gozalvo (arrêt du 9 novembre 1999)
par
Me
Hélène CLEMENT
Avocat
à la Cour de Paris
L’objet
du litige soumis à la Cour européenne portait sur la durée de la procédure
en réparation intentée devant les juridictions civiles par M. Gozalvo,
contaminé par le virus de l’hépatite C, environ deux ans après avoir subi,
en février 1985, une transfusion sanguine alors qu’il était hospitalisé
pour une hémorragie digestive.
L’intérêt
du présent arrêt réside moins dans la mise en œuvre de principes
jurisprudentiels bien établis en la matière que dans l’appréciation du
comportement des autorités nationales au regard de l’enjeu du litige pour
l’intéressé, par référence expresse aux décisions rendues antérieurement
par la Cour concernant l’indemnisation d’hémophiles infectés par le virus
du sida à la suite de transfusions sanguines. Il s’agit des arrêts X.,
Vallée et Karakaya c. France des 31 mars 1992 (Série A, n°
234-C), 26 avril 1994 (Série A, n° 289-A) et 26 août 1994 (Série A, n°
289-B).
Dans
son examen de l’exigence de célérité consacrée par le paragraphe 1 de
l’article 6 de la Convention, la Cour, conformément à sa jurisprudence
habituelle, se doit de préciser d’abord la période à considérer puis
d’en apprécier le caractère raisonnable.
En
matière civile, la période à considérer englobe normalement l’ensemble de
la procédure civile dont l’objet est de vider la contestation, y compris les
instances de recours – même en cassation, ainsi que la procédure d’exécution.
Dans
l’affaire Gozalvo, à une date non précisée, le requérant avait
assigné devant le juge des référés du tribunal de grande instance de
Bordeaux le Centre régional de transfusion sanguine de Bordeaux, qui à son
tour avait appelé en garantie la Mutuelle assurance du corps médical français,
en vue d’obtenir la nomination d’experts et le versement d’une provision
sur dommages-intérêts.
Par
ordonnance du 3 mars 1993, le juge des référés désignait deux experts avec
notamment pour mission de déterminer l’origine de la contamination et
rejetait la demande de provision.
Le
rapport des experts, daté des 19 mai et 16 août 1993, concluait que le requérant
avait été contaminé par le virus de l’hépatite C, responsable d’une hépatite
chronique histologiquement prouvée, et que la chronologie du dossier médical
était “très compatible avec une contamination par le virus de l'hépatite
C à l'occasion de l'hospitalisation de 1985”. Ce rapport précisait que
la maladie était évolutive et que le risque d’évolution vers une cirrhose
ou un cancer était réel.
C’est
dans ces conditions que le 16 décembre 1993, le requérant assignait à nouveau
en référé l’établissement régional de transfusion sanguine et sa
compagnie d’assurance ainsi que la Caisse primaire d’assurance maladie et la
Caisse d’allocations familiales afin d’obtenir une provision de 1000 000 F.
Par
ordonnance du 2 février 1994, le juge des référés ordonnait un complément
d’expertise et se déclarait incompétent sur la demande de provision en
raison de l’existence d’une contestation Sérieuse.
Le
complément d’expertise, déposé le 1er juillet 1994, confirma en
substance les conclusions du premier rapport.
Entre-temps,
le 16 décembre 1993, le requérant avait assigné au fond les mêmes parties
devant le tribunal de grande instance de Bordeaux afin de les voir condamner à
réparer son entier préjudice.
Par
jugement du 10 mai 1996, le tribunal débouta le requérant de ses demandes au
motif que les éléments recueillis ne permettaient pas de retenir “le
faisceau de présomption de preuves nécessaire à établir le lien de causalité
entre la contamination et la transfusion ”.
Le
requérant interjeta appel de ce jugement le 1er juillet 1996.
Par
arrêt du 6 octobre 1999, la Cour d’appel de Bordeaux confirma le jugement
entrepris en toutes ses dispositions.
S’agissant
de la computation du délai, la Cour de Strasbourg va estimer que la période
litigieuse avait débuté le 16 décembre 1993, date à laquelle le requérant
avait saisi le tribunal de grande instance d’une action au fond et avait pris
fin le 6 octobre 1999, date de l’arrêt confirmatif de la Cour d’appel.
Le
délai du recours en cassation n’étant pas expiré, la Cour européenne a
relevé qu’au moment de l’adoption de son arrêt, la procédure avait duré
cinq ans et plus de neuf mois.
L’on
observera que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure civile
s’apprécie suivant les circonstances de la cause et au regard des critères
consacrés par la jurisprudence de la Cour européenne.
Selon
une méthode analytique, la Cour examine chaque cas à l’aide de trois
principaux paramètres : la complexité de l’affaire, le comportement du requérant
et celui des autorités compétentes. Sur ce dernier point, souligne la Cour,
l’enjeu du litige pour le requérant entre également en ligne de compte.
Dans
certaines matières, comme par exemple l’état et la capacité des personnes,
l’indemnisation des victimes d’accidents de la route, le contentieux du
travail ou encore les litiges se rapportant à l’exercice professionnel du
requérant, il incombe aux autorités nationales de témoigner d’une diligence
particulière. Dans d’autres domaines où tout retard dans la procédure
risque de priver d’objet utile la question à trancher par le tribunal, une célérité
exceptionnelle s’impose. Il en est ainsi des procédures engagées par des
parents au sujet du maintien du placement de leurs enfants à l’assistance
publique, ou de leurs droits de garde et de visite. Ces procédures, décisives
pour les relations entre les intéressés, sont placées sous le sceau de
l’irréversibilité pour peu que se profile à l’horizon la “guillotine légale”
de l’adoption.
Il
en a été jugé de même à propos des actions en réparation intentées par
des personnes contaminés par le virus HIV en raison du mal incurable qui les
mine et de leur espérance de vie réduite.
Toutefois,
seules les lenteurs imputables à l’Etat peuvent amener à conclure à
l’inobservation du délai raisonnable.
Or,
si l’Etat n’est pas directement responsable du ralentissement procédural dû
au comportement d’une partie privée, la Cour n’en examine pas moins si le
tribunal a pris les mesures adéquates pour accélérer la procédure ou s’il
a prorogé des délais à l’excès ou sans motif légitime, provoquant de la
sorte un dépassement du délai raisonnable.
En
effet, l’article 6 par. 1 de la Convention astreint les Etats contractants à
organiser leur système judiciaire de manière à permettre que toute
contestation sur des droits et obligations de caractère civil fasse l’objet
d’une décision dans un délai raisonnable.
Néanmoins
un engorgement passager du rôle n’engage pas la responsabilité de l’Etat
s’il prend, avec une promptitude adéquate, des mesures propres à redresser
pareille situation exceptionnelle. Il peut en être ainsi de la fixation à
titre provisoire d’un ordre de traitement des affaires, fondé sur leur
urgence et leur importance.
Faisant
application de ces principes à l’affaire Gozalvo, la Cour a
successivement examiné la complexité de l’affaire et le comportement du requérant,
avant d’aborder celui des autorités judiciaires apprécié au regard de
l’enjeu du litige pour l’intéressé.
La
Cour a noté, à l’instar du gouvernement, que l’affaire présentait une
certaine complexité comme en témoignait le fait que plusieurs expertises médicales
avaient dû être ordonnées.
Quant
au comportement du requérant, ce dernier contestait devoir porter la
responsabilité du peu d’empressement dont avait fait preuve son avocat désigné
au titre de l’aide judiciaire en dépit de ses nombreux courriers.
La
Cour a cependant retenu à la décharge de l’Etat l’allongement de la procédure
en première instance dû au retard mis par l’avocat du requérant à produire
ses conclusions (un an et trois mois après le dépôt du complément
d’expertise). Comme le rappelle la Cour, compte tenu de l’indépendance du
barreau par rapport à l’Etat, celui-ci ne doit intervenir que si la carence
de l’avocat d’office apparaît manifeste ou si on l’informe suffisamment
de cette situation, ce qui n’avait pas été le cas en l’espèce.
Mais,
l’attitude des intéressés “ne dispense (…) pas les juges d'assurer la célérité
voulue par l'article 6”. Or, constate la Cour, face à l’inertie des parties
à conclure (de 15 à 26 mois après le dépôt de l’expertise complémentaire),
le magistrat de la mise en état du tribunal de grande instance ne semble pas
avoir fait le plein usage des pouvoirs que lui donne le Code de procédure
civile en matière de conduite de la procédure, notamment en usant de ses
pouvoirs d’injonction.
Et,
alors que les échanges de conclusions entre les parties étaient, pour
l’essentiel, terminés depuis février 1997, la Cour d’appel a repoussé à
plus de deux ans et demi la fixation de la date de l’audience des plaidoiries,
en raison de l’encombrement de son rôle. Le gouvernement français
reconnaissait lui-même qu’un tel délai pouvait sembler excessif dans les
circonstances de l’espèce.
Ces
temps de latence imputables à l’Etat en tant que débiteur de “la célérité
voulue par l’article 6 § 1” paraissent d’autant plus anormalement longs
si l’on tient compte de l’importance de la procédure pour l’intéressé.
Certes,
dans cette affaire, le requérant était atteint d’une maladie moins inéluctablement
fatale que MM. X., Vallée et Karakaya. Il n’en demeure pas moins que les
experts avaient estimé dès 1993 que la maladie de M. Gozalvo présentait un
risque réel d’évolution vers la cirrhose ou le cancer. En outre, au soutien
de ses demandes formulées au titre de la satisfaction équitable, l’intéressé
avait fait valoir qu’il ne percevait plus en raison de sa maladie que
l’allocation aux adultes handicapés.
Aussi,
sans reprendre ses considérations de principe sur l’importance extrême de
l’enjeu du litige pour le requérant exigeant une diligence exceptionnelle de
la part des autorités nationales, la Cour s’est référée mutatis
mutandis à ses arrêts X, Vallée et Karakaya c. France dans
son appréciation du comportement des autorités nationales à la lumière de
l’enjeu du litige.
Or,
dans le cas de Monsieur X, frappé d’un sida avéré et décédé en cours
d’instance, la Cour avait considéré que le délai raisonnable se trouvait déjà
dépassé au moment du jugement du tribunal administratif intervenu un peu plus
de deux ans après le point de départ du “délai ” retenu. Et, dans
les affaires Vallée et Karakaya où les requérants étaient
classés au stade avant-dernier ou dernier de la contamination par le virus HIV,
la Cour avait rappelé qu’une durée de procédure de plus de quatre ans pour
obtenir un jugement de première instance avait largement excédé le délai
raisonnable, ce délai étant atteint avant même l’indemnisation des intéressés
par le fonds d’indemnisation instauré par la loi du 31 décembre 1991, soit
deux ans et demi à trois ans après le début de la période à considérer.
Dans chacune de ces décisions, elle a insisté sur le fait que le tribunal
administratif n’avait pas utilisé ses pouvoirs d’injonction pour presser la
marche de l’instance en dépit de l’état de santé des intéressés.
Au
vu du comportement des autorités compétentes dans le déroulement du procès
en première instance puis en cause d’appel et compte tenu de l’enjeu de la
procédure pour M. Gozalvo, la Cour a conclu à l’unanimité que l’on ne
saurait considérer comme “raisonnable” la durée globale de cinq et plus de
neuf mois que connaît déjà la procédure à la date d’adoption de son arrêt,
et que partant, il y avait eu violation de l’article 6 § 1.
L’on
mentionnera aussi que la Cour a fixé à 120 000 F. le montant de l’indemnité
allouée à M. Gozalvo en réparation du préjudice moral né de la longueur de
la procédure par référence aux sommes versées aux requérants dans les
affaires des hémophiles contaminés par le virus du sida précitées, soit les
150 000 F. demandés par les parents de M. X., et 200 000 francs pour Messieurs
Vallée et Karakaya, étant précisé que dans ces deux derniers cas, les intéressés
avaient obtenu, contrairement à M. X., une indemnisation de la part du fonds
d’indemnisation des victimes des contaminations post-tranfusionnelles par le
virus du sida.
En
conclusion, l’arrêt Gozalvo c. France, non encore définitif, a le mérite
d’attirer l’attention des autorités nationales sur la nécessité
d’assurer un traitement juridictionnel, à tout le moins prioritaire, des
litiges de cette nature, dont l’issue revêt pour les justiciables une
importance, matérielle et morale, particulière. Pour leur part, la Commission
comme la Cour européennes ont veillé à ce que les requêtes portant sur la
durée de ce type de procédure soient examinées en priorité.
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