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Actes de la Septième Session d'information (arrêts rendus en 2000, Cahiers du CREDHO n° 7)

Sommaire...

Ouverture | L'actuelle Cour européenne des droits de l'homme... | Débats

 

 

Ouverture

 

 

M. Charbonneau (Vice-Président de l’Université de Paris XI (Paris-Sud) 

 

"Les arrêts rendus par la Cour européenne et les relations avec la France". Il s’agit d’un thème très important. En est-il de plus important en matière de société que celui des droits de l’Homme et, personnellement, je pense que la réflexion sur les droits de l’Homme doit se faire au niveau le plus large, donc au niveau européen certainement. A terme, on peut espérer qu’elle se fera à l’échelle de la planète et que cette réflexion influe donc sur le comportement de la France et du droit me paraît absolument essentiel. Je suis donc convaincu que les débats qui se dérouleront aujourd’hui vont être passionnants, sinon passionnés, et je vous souhaite une excellente journée.

 

 

M. Faugère (Doyen de la Faculté Jean Monnet à Sceaux)

 

Merci à Paul Tavernier de m’avoir donné l’occasion d’intervenir, d’autant plus qu’en tant qu’économiste, je n’ai aucune compétence dans le domaine qui va faire l’objet de vos débats. Je suis préoccupé actuellement par la préparation du contrat quadriennal, comme l’a rappelé le Vice-président Charbonneau, et c’est un exercice difficile quand on est à la Faculté de droit, de sciences économiques et de gestion, insérée dans un environnement scientifique dur...

 

Je voudrais souligner d’abord que je trouve, vu de l’extérieur par rapport à la sphère juridique, que nous avons beaucoup de chance dans notre pays de considérer que les droits de l’Homme ne sont plus seulement un problème politique, mais aussi un problème de technique juridique, d’interférence entre des instances européennes et des instances nationales puisque c'est le thème d'aujourd’hui. Ceci prouve la maturité de notre société au regard de toutes les sociétés dans lesquelles les droits élémentaires de l’Homme ne sont pas reconnus et le problème des droits de l’Homme est un problème essentiellement de mobilisation, un problème politique, un problème de survie.

 

Je voudrais saluer dans ce colloque son originalité, et ses quatre qualités qui sont toutes à mettre à l’actif de son organisateur, le CREDHO, et par ricochet de la Faculté Jean Monnet.

 

Première qualité : c’est un colloque récurrent. Pour la plupart des colloques, il s'agit d'un événement unique, et on passe ensuite à autre chose. La récurrence est le signe de la vitalité, du fait qu’au septième épisode l’assemblée est aussi importante, sinon encore plus importante. Cela signifie qu’il y a la capacité pour une équipe à s’attaquer à un thème, à travailler sur un thème, et à intéresser de jeunes chercheurs à ce thème.

 

La deuxième qualité, c’est le réseau, c’est-à-dire que ceux qui participent à ce colloque se connaissent, et c’est évidemment lié à la récurrence, et ils se retrouvent pour parler de ce thème là. Et je saluerai ici le fait que Paul Tavernier menait ses activités de recherches à Rouen, puis il vient de Rouen à Paris-Sud et il ne part pas en déshabillant Rouen, mais au contraire il maintient des liens entre son ancienne équipe de recherche et sa nouvelle équipe. Je crois que le travail en réseau pour le droit et pour l’ensemble de la recherche, est extrêmement important.

 

La troisième qualité tient au fait que ce colloque, bien qu'il soit, au moins vu de l’extérieur, un colloque très technique, n’en est pas moins un colloque pluridisciplinaire. J’ai le plaisir de voir que trois professeurs de droit privé sont impliqués dans cette manifestation et dans les discussions. C’est aussi l’occasion pour publicistes et privatistes, car on et souvent prisonnier de nos appartenances disciplinaires, d’un travail d’équipe.

 

La dernière qualité apparaît lorsque je regarde la composition de cette salle, à savoir l’équilibre démographique. Je ne parle pas de la parité hommes/femmes qui n’est pas vraiment respectée ici, mais de l’équilibre démographique en termes de génération, dans la mesure où ce colloque a attiré manifestement des chercheurs mûrs, mais également de jeunes étudiants et de jeunes chercheurs.

 

Ces qualités sont très importantes, et je remercie Paul Tavernier de les avoir réunies ainsi que toute l’équipe administrative, et notamment Mme Chrétien, qui a permis la tenue de ce colloque. 

 

 

Michele DE SALVIA

 

Je suis embarrassé en ma qualité de greffier de la Cour car je dois m’en tenir à une stricte réserve, à une judicial self restraint.

 

Le thème que j’ai choisi, à l’invitation du professeur Tavernier, est lui aussi un thème récurrent.

 

 


 

 

L'actuelle Cour européenne des droits de l'Homme :

un Phénix renaissant de ses cendres ?

 

par

 

Michele De Salvia

Greffier de la Cour européenne des droits de l'Homme

 

 

 

 

Selon la légende, le Phénix, oiseau fabuleux unique de son espèce, une fois brûlé, avait le privilège de renaître de ses cendres afin d'entamer une nouvelle vie.

 

Dans notre cas, le Phénix en question peut être la composante juridictionnelle du système  de protection de la Convention européenne des droits de l'Homme. En effet, avec la disparition de la Commission et de l' "ancienne" Cour, la  "juridiction de Strasbourg"  s'est transformée en un nouvel organe : la Cour "unique" des droits de  l'Homme, cette Cour résultant de la fusion des deux institutions précitées.

 

L'adjectif "unique", utilisé même dans les travaux préparatoires pour désigner la nouvelle Cour, montre bien qu'en fait il y avait auparavant, à la base du système de protection, deux véritables organes juridictionnels, l'un quasi-judiciaire (la Commission) et l'autre pleinement judiciaire (la Cour) chargé de dire le droit en tranchant au fond les questions qui lui étaient soumises par la Commission, les Etats, voire même par des individus dans le cadre du Protocole n° 9. Dans ce système, la Commission était considérée, dans l'imaginaire collectif, comme une sorte de" cour" ou tribunal  de première instance, aux attributs singuliers et novateurs.

 

Comme cela ressort clairement des travaux préparatoires du Protocole n° 11, la nouvelle Cour a largement puisé dans le patrimoine génétique de la "juridiction" bicéphale qu'elle a été censée remplacer.

 

D'où la légitime interrogation : s'agit-il d'un  juridiction "nouvelle" dans ses éléments constitutifs principaux ou ne s'agit-il pas, en fait, que d'une opération de chirurgie plus esthétique et réparatrice, destinée à gommer des rides et des imperfections, qu'une véritable opération de reconstruction d'un édifice aux fissures apparentes ?

 

C'est ce que nous essaierons d'analyser brièvement en partant d'une double approche : les assonances entre les deux systèmes, d'une part, et les dissonances entre ces systèmes, de l'autre. Assonances et dissonances qui nous permettront de mesurer, peut-être, le degré d'adéquation des solutions retenues par le Protocole n° 11 aux objectifs poursuivis par les inspirateurs de la réforme et les auteurs de ce texte.

 

 

Les assonances

 

Elles peuvent être mesurées quant à la forme et quant au fond.

 

Pour ce qui est de la forme, il est à peine nécessaire de relever que peu a changé quant à la présentation d'une requête et aux méthodes de traitement de celle-ci. La formule de requête n'a pas été, pour l'essentiel, modifiée et les communications que le greffe de la Cour envoie aux requérants, potentiels ou réels, sont quasiment identiques à celles que le Secrétariat de la Commission leur faisait parvenir auparavant. Surtout, l'esprit dans lesquels se déroulent les contacts entre le greffe et les requérants s'inspire toujours du même souci d'assurer un équilibre entre le respect du droit de recours individuel et l'exigence de limiter un contentieux voué à l'échec à plus de 80%. Ce, afin de désengorger ainsi, un rôle qui devient de plus en plus difficile à maîtriser.

 

Les textes qui sont présentés par le greffe aux juges en vue du traitement des requêtes sont calqués sur ceux de l'ancienne Commission, qu'il s'agisse des rapports, des notes de procédure et des projets de décisions. Les textes des décisions sur la recevabilité et des arrêts au fond sont la copie conforme de ceux rendus par l'ancienne Commission et par l'ancienne Cour.

 

Les assonances quant au fond concernent à la fois l'organisation de la Cour, et donc la procédure d'examen proprement dite, ainsi que le contenu jurisprudentiel des décisions et des arrêts.

 

Des trois formations de jugement prévues par le Protocole n° 11,  deux s'inspirent directement de celles existant au sein de la Commission -les Comités et les Chambres- la Grande Chambre, elle, s'inspirant plutôt de la formation créée par l'ancienne Cour au moyen d'une modification au Règlement intérieur.

 

Le système des juges rapporteurs en vigueur à l'ancienne Commission a été maintenu. Il s'agit là d'un résultat important, car le rapporteur est le principal moteur de la procédure et forme avec le référendaire, chargé en fait du dossier, la véritable cheville ouvrière de la procédure. Les pouvoirs du juge rapporteur sont identiques à ceux dont disposait son homologue au sein de la Commission, notamment en ce qui concerne la mise en état de l'affaire.

 

La procédure d'examen proprement dite suit de très près celle élaborée par la Commission et passe à travers des stades désormais codifiés : la communication, l'éventuelle tenue d'une audience, l'établissement des faits, la tentative de règlement amiable.

 

Le principe des  mesures d'urgence, une des améliorations les plus audacieuses apportées par la Commission au déroulement de la procédure, a également été retenu par le Règlement de la Cour. De même, le principe de la tierce intervention qui dans l'ancien système n'avait été prévu que par le Règlement  de l'ancienne Cour, est désormais inscrit dans la Convention.

 

En ce qui concerne le contenu des solutions jurisprudentielles, les assonances sont assurément plus profondes que les dissonances. Au fur et à mesure qu'avançait l'élaboration du nouveau système qui aurait dû être mis en place par le Protocole n° 11, beaucoup s'étaient inquiétés des divergences qui risquaient de se produire quant au l'application de la Convention par un organe nouveau qui aurait pu se sentir délié de toute "allégeance" à la jurisprudence de la Commission et de l'ancienne Cour. Le maintien de ce que l'on a appelé l'acquis jurisprudentiel a été l'une des questions les plus souvent évoquées, la crainte étant celle d'un nivellement vers le bas à cause surtout de l'élargissement du système de protection aux pays d'Europe centrale et orientale.

 

Or, rien de tel ne s'est produit. Tout au contraire. L'acquis a été maintenu à un niveau aussi élevé de protection. La jurisprudence s'est inspirée des mêmes principes directeurs élaborés par l'ancienne Cour et par la Commission, à tel point que la jurisprudence a repris formules et citations comme si la continuité l'emportait nettement sur le changement.

 

 

Dissonances

 

Elles sont nombreuses et profondes et concernent surtout le fond et, marginalement, la forme.

 

Le changement de forme le plus visible est constitué par le prononcé des arrêts, ou mieux par la procédure par laquelle ils sont rendus publics. Dans le précédent système, l'arrêt était toujours rendu public par le prononcé comportant la lecture intégrale de la partie "en droit". Il s'agissait là d'une procédure qui a été critiquée (aussi par certains juges de l'ancienne Cour) surtout par sa lourdeur, car il n'était pas inhabituel d'assister à des prononcés durant plus d'une demi-heure pour un seul arrêt.

 

Désormais, les arrêts son rendus publics par une procédure plus simple et expéditive. En règle générale, les arrêts de la Grande Chambre sont rendus publics par la lecture d'un résumé des faits essentiels et la lecture du seul dispositif, le texte étant aussitôt mis à la dispositions du public. Toujours en règle générale, les arrêts des Chambres, de même évidemment que les décisions sur la recevabilité, sont rendus publics par la notification par écrit aux parties. Il est à noter que tous ces textes sont insérés sur le site Internet de la Cour, en principe le jour même du prononcé ou de la notification.

 

Malgré les apparences, les dissonances au fond revêtent de l'importance et sont de nature à éclairer les points de divergence, certains desquels fondamentaux, entre l'ancien et le nouveau système.

 

Ce qu'il faut souligner d'abord est la complète judiciarisation du système, avec la mise à l'écart du Comité des ministres en tant qu'organe de décision au fond. S'il s'agit là d'une évolution souhaitable et nécessaire après près de cinquante années de fonctionnement du système de protection, il faut aussi relever qu'en fait, cet organe n'avait été (à quelques rares exceptions près) qu'une sorte de chambre d'enregistrement pour des décisions prises au fond par la Commission (dans des affaires ne présentant pas d'intérêt pour le développement de la jurisprudence) et auxquelles il fallait donner le sceau du caractère obligatoire.

 

Le précédent système s'appuyait donc sur une répartition des rôles : la Commission était à la fois une sorte d'avocat général pour les affaires (pas très nombreuses) qui soulevaient un réel problème d'interprétation de la Convention et qui étaient dès lors déférées à la Cour, et une juridiction de première instance pour la grande masse des affaires.

 

La judiciarisation complète du système a été à l'origine d'un autre profond changement : le droit de recours, désormais obligatoire pour les parties contractantes, s'exerce devant la Cour elle-même qui remplit la fonction de filtre, jadis confiée à la Commission. Ce qui n'est pas sans poser des problèmes, une Cour étant soumise à des règles beaucoup plus strictes qu'un organe du genre de celui de la Commission.

 

Pour ce qui est de la composition de la Cour, deux changements majeurs sont intervenus. Si les juges sont toujours élus par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe laquelle, il est vrai, a ajouté à la procédure une phase nouvelle de façon à augmenter son poids en matière de choix des juges, la durée de leur mandat a été écourtée (sans que l'on sache véritablement pourquoi) par rapport à celle des juges de l'ancienne Cour (six ans au lieu de neuf) et a été introduite une limite d'âge (70 ans) qui n'existe pas pour d'autres tribunaux internationaux, voire même pour les seules cours nationales comparables, à savoir les cours constitutionnelles.

 

En ce qui concerne l'organisation et le fonctionnement de la Cour, s'il est vrai que le système des Chambres a déjà existé au sein de la "première" Cour, il est tout aussi vrai que leur rôle est foncièrement différent. Dans le nouveau système il s'agit de Chambres constituées pour une durée déterminée (et non pas constituées pour chaque affaire). Un système comparable  a aussi existé au sein de la Commission,  mais à la différence de ce qui se passait devant cet organe, les Chambres fonctionnent désormais comme autant de "cours" au sein de la Cour, "cours" en principes autonomes et dotées de la plénitude de juridiction. En effet, toujours à la différence de ce qui se passait à la Commission qui, en formation plénière,  avait le pouvoir d'évoquer une affaire, les Chambres de la nouvelle Cour ne peuvent pas être dessaisies contre leur gré. Il y a là un élément de rigidité qui réduit d'autant le rôle régulateur qui devrait échoir à la Grande Chambre.

 

Même la possibilité d'un réexamen  d'un arrêt rendu par la Chambre par la Grande Chambre est soumise à de telles contraintes qu'elle est quasiment exceptionnelle.

 

Pour s'en convaincre, il n'est que de relever le nombre très limité des dessaisissements volontaires et des demandes de réexamen acceptés par le collège de la Grande Chambre.

 

On pourrait aussi mentionner l'abandon du principe de confidentialité, qui était la règle devant la Commission, et surtout les procédures de règlement amiable pour lesquelles la Cour, à la différence de la Commission, n'intervient pas directement.

 

Comme on le voit, les dissonances ont trait à l'organisation du travail judiciaire de la Cour. Elles ne concernent pas le contenu jurisprudentiel pour lequel il y a continuité, ce qui n'exclut pas, bien évidemment, les nécessaires évolutions.

 

 

Conclusions

 

Les aspects qui viennent d'être mentionnés sont de nature, me semble-t-il, à fournir quelques éléments de réponse à d'importantes interrogations.

 

Le bel oiseau de Strasbourg est toujours le même que celui admiré et respecté pendant des décennies ? Et encore. L'opération "chirurgicale" du Protocole n° 11 a-t-elle été concluante ? Va-t-on vers une "reforme" de la réforme comme certains l'affirment ?

 

De toute évidence, si en apparence par son plumage et par son ramage le Phénix est toujours le même, le processus de sa renaissance a engendré des modifications profondes dans son code génétique.

 

Pour ne citer qu'un aspect, on peut relever que le fractionnement de l'activité judiciaire entre des Chambres de plus en plus cloisonnées et l'impossibilité pour la Grande Chambre de se saisir  d'une affaire par voie d'évocation, pose un sérieux problème de coordination concernant les pratiques et l'évolution de la jurisprudence.

 

De plus, la distribution des affaires parmi les Chambres si, en principe, elle suit un critère objectif (l'affaire étant confiée à la Chambre où siège le juge national), elle doit également composer avec les réalités d'une distribution équitable du travail parmi les Chambres elles-mêmes. Il s'ensuit que certaines affaires importantes concernant une pays donné sont traitées par d'autres Chambres que la chambre "naturelle", ce qui peut se répercuter sur la solution retenue.

 

Il faut aussi souligner que l'élément de stabilité jurisprudentielle, stabilité qui est au niveau des principes indéniable, est représenté en l'occurrence, mais jusqu'à un certain point seulement, par les juristes du greffe, greffe dont le rôle s'inscrit à la fois dans la continuité (par rapport greffe de l'ancienne Cour et par rapport au Secrétariat de la Commission) et dans le changement car il est appelé à assister une Cour permanente composée de juges désormais "professionnels".

 

Quant à l'opération "chirurgicale" du Protocole n° 11, elle ne semble pas avoir atteint jusqu'ici les objectifs principaux qu'elle s'était assignés, le but principal de la "réforme" étant -il ne faut pas l'oublier- d'aboutir à une restructuration du système en vue de réduire la durée des procédures au niveau supranational.

 

Faut-il alors s'inscrire résolument dans une perspective de "réforme" en profondeur du système ? Avant d'entamer une réflexion sur les moyens à mettre en œuvre et les meilleures solutions à retenir, une question préalable doit trouver une réponse satisfaisante de la part de ceux-là mêmes qui ont mis sur pied le système de protection et ont voulu la "reforme", c'est-à-dire les Etats.

 

A notre avis, la question préalable à résoudre n'est pas tant d'ordre juridique ; elle est avant tout -et surtout- d'ordre politique.

 

A cet égard, le contexte joue un rôle déterminant. Ce contexte n'est plus celui des années 80 où le projet de réforme avait été conçu et avait pris forme. La cadre actuel est celui d'une Europe qui fait fi des frontières géographiques, d'une Europe euro-asiatique de quelque 800 millions de citoyens.

 

D'où la question essentielle qui conditionne toute la réflexion future :  peut-on assurer une justice supranationale pour un tel ensemble en gardant un droit de recours individuel généralisé et illimité, ou ne doit-on pas songer à une sorte de "barrage" en amont de la procédure européenne, en partant de l'idée qu'au delà d'un certain seuil de contentieux il ne serait plus possible d'assurer une justice rapide et efficace ?

 

Ensuite, comment organiser un tel "barrage" ? Faut-il faire revivre la Commission, sous d'autres formes, par exemple en songeant à une sorte de Parquet européen qui pourrait refuser d'accepter des requêtes qui n'auraient pas de chances suffisantes de succès et qui ne soulèveraient pas de problèmes sérieux en matière de droits fondamentaux ? Que prévoir alors, par exemple, pour le contentieux relatif à la durée excessive des procédures internes ?

 

Et encore, quelle est la  charge budgétaire que les Etats seraient prêts à assumer pour une protection judiciaire efficace au niveau européen ?

 

Et enfin, comment concilier une protection européenne à la dimension politique du Conseil de l'Europe (43, voire jusqu'à 47 Etats membres) avec l'élargissement de l'Union européenne et la nécessité, que d'aucuns considèrent impérieuse, d'assurer à l'intérieur de cette même Union  une protection réelle des droits fondamentaux (ce qui pose le problème de la coexistence non seulement de textes tels que la Convention européenne et la Charte des droits fondamentaux ou le futur texte qui la remplacera, mais également la coexistence de deux Cours "suprêmes", et l'une et l'autre ayant vocation "constitutionnelle") ? Quel avenir réserver, dans ce cadre, à l'adhésion de l'Union à la Convention européenne ?

 

En fin de compte, la question essentielle est simple, bien que la réponse ne le soit pas forcément : que souhaitent en fait les Etats européens en matière de protection des droits fondamentaux ?

 

De la réponse à cette question dépend l'avenir d'un système, celui de Strasbourg,  à la fois ambitieux et pragmatique, mais qui ne pourra pas, sans de profonds changements, continuer à jouer le rôle fédérateur des "libres démocraties d'Europe" qui a été le sien pendant un demi-siècle.

 

 


 

Débats

 

 

 

Paul TAVERNIER

 

Je voudrais remercier Michele De Salvia pour son exposé remarquable. Une fois de plus, il a fait la preuve qu'il est non seulement un fin juriste et un praticien confirmé, mais aussi qu'il est un universitaire expérimenté.

 

Une question me préoccupe beaucoup : celle de la langue. Je sais que M. De Salvia est aussi un grand défenseur de la langue française au Conseil de l’Europe, à la Commission, et maintenant à la Cour. Il nous a expliqué la difficulté liée au nombre des langues (37) pour que les juges arrivent à comprendre les dossiers. C’est une gageure...

 

Je signalerai tout d'abord un problème technique : on trouve sur internet des arrêts avec des indications en langue étrangère qui ne sont pas lisibles suivant les systèmes informatiques utilisés. Mais surtout on constate que les arrêts rendus, notamment pour l'Italie, le sont de plus en plus en anglais, ce qui sans doute s'explique par la situation de la langue française en Italie… Mais plus grave encore, pour la Suisse, on se rendra compte que la plupart des arrêts sont rendus en anglais. En Italie, le français n’est pas une langue officielle, mais par contre elle l’est en Suisse puisqu’il y a quatre langues officielles, dont le français. Vous avez peut-être une réponse sur cette question.

 

Michele DE SALVIA

 

Le français est une langue nationale italienne, car elle est la langue officielle dans le Val d’Aoste, comme l’allemand l’est au Tyrol du Sud.

 

Il faudrait peut-être dire un mot sur le régime linguistique des arrêts et des décisions.

 

Pour des raisons budgétaires ou des raisons d’économie, le système actuel a coupé, dirais-je, la poire en deux ! L’ancienne Cour rendait ses arrêts dans les deux langues et tous les arrêts de l’ancienne Cour existe dans les deux langues officielles. L’ancienne Cour rendait quelques dizaines d’arrêts par an. La nouvelle Cour en rend un peu plus de 700 par an, sans compter les décisions sur la recevabilité. Le régime est différent suivant qu’il s’agit de procédures se déroulant devant la Grande Chambre ou de procédure se déroulant devant les Chambres, la Grande Chambre n’intervenant dans le pourcentage que pour 2 ou 3 % des affaires. L’essentiel du travail judiciaire de la Cour est fait au sein des Chambres. Les arrêts de la Grande Chambre existent dans les deux langues officielles. De plus le texte français et le texte anglais font également foi. Ceci est important. Pour ce qui est des arrêts rendus au sein des Chambres, la solution qui s’est imposée - ceci n’a pas été un choix - est qu’il n’existe qu’une version, la version dans laquelle a été élaboré, préparé et rédigé le texte de la décision ou de l’arrêt. Ce qui fait que 95 ou 96 % de la jurisprudence existe dans une seule langue, ce qui signifie que quelqu’un qui veut comprendre exactement le déroulement de la jurisprudence de Strasbourg doit maîtriser les deux langues officielles. Ceci ne gêne pas tellement en fait les francophones, mais plutôt les anglophones. En effet, quand je suis entré au Conseil de l’Europe, je me souviens qu’il y avait les affaires linguistiques belges, et on disait toujours qu'un Belge bilingue est toujours un Flamand... aujourd’hui, on peut dire que le bilingue est toujours un francophone, car les Anglais se dispensent d’apprendre ou d’avoir une connaissance précise de la langue française. Voilà la réalité.

 

A cela, il faut dire aussi que la jurisprudence publiée, qui ne concerne qu’un choix de décisions et d’arrêts, l’est dans les deux langues officielles, mais avec cette particularité qu’une seule version des deux langues, la version officielle, fait foi. Pourquoi un texte est présenté dans une langue plutôt que dans une autre ? En fait, c’est la langue du référendaire qui détermine la langue de procédure officielle. Les juges francophones ou anglophones peuvent travailler indifféremment avec des référendaires anglophones ou francophones. Mais c’est le référendaire qui détermine l’utilisation de la langue. On commence à avoir des requêtes roumaines présentées en anglais, et donc des arrêts rendus en anglais. A part la Roumanie, la Pologne est quasiment anglophone, la Bulgarie (qui fait partie de la Francophonie) l’est également, et les rares agents du gouvernement qui utilisent le français sont amenés à se servir de l’anglais, car c’est le mouvement naturel des choses.

 

Voilà pour ce qui concerne la situation du français à la Cour, d’où l’idée que j’avais essayé de mettre en œuvre avec le bâtonnier Pettiti, qui était l’ancien juge français de l’ancienne Cour, de créer à Strasbourg un Institut supérieur francophone de formateurs pour former des avocats, des magistrats et d’autres personnalités qui, se rendant dans leur pays, allaient relayer l’enseignement reçu à Strasbourg. Malheureusement, cet Institut n’a pas reçu les appuis nécessaires en dépit des efforts du bâtonnier Pettiti.

 

Paul TAVERNIER

 

Puisque Mme Dubrocard est là, elle pourrait faire part de ces préoccupations auprès des autorités compétentes du ministère des Affaires étrangères... Il serait souhaitable de faire des efforts pour le développement de la langue, même si la situation est très difficile. En tout cas, elle est très préoccupante.

 

Vous dites que les francophones sont bilingues, c’est vrai, et que la situation est surtout préjudiciable pour les anglophones, c’est vrai aussi, puisque ce sont eux-mêmes qui avaient demandé qu’on maintienne un certain bilinguisme au moment de la réforme du Protocole n° 11, et de la discussion du Règlement. Mais, même pour les francophones, il y a des problèmes. Ce n’est pas simplement une question de connaissance linguistique, mais c’est aussi une question de connaissance du système juridique. Quand on lit des arrêts concernant la Grande Bretagne et qui se fondent sur une analyse de la common law, si on n’est pas un spécialiste de ce système, on a beaucoup de mal à saisir toutes les subtilités du raisonnement. S’il était traduit en français, par des traducteurs professionnels, je pense que l’accès à la jurisprudence serait nettement amélioré. Le fond de la question, est bien sûr budgétaire...

 

Edouard DUBOUT (Etudiante, Université d’Evry-Val d’Essonne)

 

La mise en œuvre du Protocole n° 12 va encore augmenter le nombre des requêtes devant la Cour dont le rôle est déjà surchargé. Quelles sont les raisons qui expliquent l'adoption d'un tel texte ?

 

Michele DE SALVIA

 

Ce sont des raisons politiques. Je suis un partisan farouche du Protocole n° 12 au niveau des principes, mais il faut dire que cela va également élargir le champ d’application de la Convention, et donc multiplier par deux ou trois ou quatre le nombre des requêtes. Nous n’y pouvons rien. Nous subissons ce que les Etats décident, mais je crois qu’il y a une prise de conscience. Si les Etats décident d’ouvrir à la signature, comme ils l’ont fait à Rome, le Protocole n° 12 qui a déjà été signé par 25 Etats (pas par la France), les Etats doivent donner à la Cour les moyens de leurs ambitions. Il y a déjà eu des résultats positifs, puisque le budget de la Cour va augmenter de 15 % sur deux ans, ce qui compte tenu de la croissance 0 est extraordinaire ; cela veut dire que les autres activités du Conseil de l’Europe vont baisser d’autant. Je crois donc qu’il y a une prise de conscience.

 

La Cour aura à la fin de l’année 43 juges. Elle aura beaucoup à faire pour intégrer les nouveaux juges qui seront élus. Il faut qu’elle soit débarrassée des contraintes budgétaires parce qu’elle n’est pas responsable des contraintes qu’elle a héritées.

 

Sylvie BARRAULT (assistante, Faculté Jean Monnet à Sceaux)

 

Je voudrais à la fois savoir si compte tenu de l’élargissement du nombre des membres, et du nouveau système du jugement par les Chambres, on ne risque pas d’aller à terme vers une dislocation de la jurisprudence ?

 

Michele DE SALVIA

 

C’est ce que j’ai dit. En fait, c’est un danger, d’autant qu’on songe déjà à une cinquième Chambre. Il y a quatre Chambres pour l’instant. Je devrais expliquer qu’il y a en fait quatre sections. Le Règlement intérieur a introduit un nouveau concept qui ne figure pas dans le Protocole, c’est la section et la répartition administrative des juges. Les juges sont intégrés dans l’une des quatre sections : il y a donc trois sections de 10 juges et une section de 11 juges, et à l’intérieur des sections, on constitue les Chambres de 7. Néanmoins, on songe à une cinquième section, donc à une cinquième Chambre, et le problème sera très aigu. D’ailleurs, et c’est la réflexion que l’on se fait actuellement, est-ce qu’il ne faut pas avoir à l’intérieur de la Cour un service ou des personnes qui font ce travail de coordination, donc un ou plusieurs jurisconsultes pour essayer de contenir en quelque sorte le danger prévisible ?

 

Catherine TEITGEN-COLLY (professeur, Faculté Jean Monnet à Sceaux)

 

On a souligné le défaut de signature par la France du Protocole n° 12, mais Mme Dubrocard pourra peut-être nous préciser les raisons de ce refus que l'on souhaite temporaire. L'une des principales raisons qui toutefois a été donnée tiendrait à la crainte d’un débordement de la Cour par un contentieux des étrangers. Déjà important, celui-ci verrait son développement favorisé par l'interdiction de discriminations plus étendues que celles qui, fondées sur des droits garantis par la Convention, sont déjà sanctionnées. Cette raison si elle est exacte est difficilement acceptable. Et puisque vous avez évoqué la question d'un Parquet européen, ne croyez-vous pas que c'est dans cette direction qu'il faut chercher une réponse au problème au problème de l'engorgement de la Cour, plutôt que dans le refus de signer le Protocole n° 12 ? 

 

Michele DE SALVIA

 

Sur le Protocole n° 12 : bien évidemment il y aura une explosion du contentieux parce que pour l’instant l’interdiction de la discrimination ne vaut que pour les droits et les libertés garantis par la Convention. Avec le Protocole n° 12, tout droit qui pourra être garanti au niveau interne, même s’il n’est pas garanti par la Convention, pourra faire l’objet d’une requête. La Cour peut encore plus élargir le contentieux en donnant à la notion de droits garantis par le droit interne un contenu plus large. On ne peut pas prévoir quelle sera l’ampleur du phénomène. Les raisons pour lesquelles les Etats ratifient ou ne ratifient pas le Protocole sont des raisons qui appartiennent aux Etats et qui sont donc largement politiques. Je ne peux pas vous en dire plus. Michèle Dubrocard en parlera peut-être.

 

En ce qui concerne l’idée du parquet européen, je l’ai moi-même lancée. Sur le « barrage », la « digue », c’est une idée qui fait son chemin. Certains pensent même que la Cour pourrait agir comme agit la Cour suprême des Etats-Unis qui dit , je peux traiter tant d’affaires par an, je sélectionne les affaires que je veux et je rejette toutes les autres. Ce n’est pas, à mon humble avis, conforme à la tradition juridique continentale européenne ; ou bien il faut avoir un barrage par un organe. Il ne faut pas refaire le passé, mais il faudra bien qu’un jour l’on songe à cette « digue ». Il y a aussi d’autres idées : celle du Président Badinter d’instituer des tribunaux régionaux qui seraient reliés à une Cour européenne, mais elle se heurte à plusieurs objections. D’abord, il y aura une régionalisation de la protection quant au contenu possible des droits de l’Homme, mais la raison majeure  est bien évidemment d’ordre budgétaire. C’est déjà cher pour les Etats d’avoir une Cour européenne à Strasbourg, mais la multiplier par deux ou trois ou quatre, ce serait intenable. Il faut un barrage. L’œuvre de filtrage était accompli par la Commission auparavant, et en tant qu’ancien Secrétaire général de la cette Commission, je peux dire que c’était l’un des organes les plus efficaces en matière de protection si l’on compare les moyens dont elle a disposés et les résultats. Bien évidemment, la Commission agissait dans un cadre qui n’était pas strictement judiciaire ; elle était juridictionnelle, quasi judiciaire. Elle était plus libre et avait des règles plus souples. La Cour actuelle ne le peut pas puisque telle a été la volonté des Etats. Encore une fois, cette volonté a pris forme au milieu des années 80, alors que l’Europe était une Europe de 20 Etats, relativement homogène. En 1989, l’Europe avait fait le plein, à l’exception de Saint Marin, puisque tous les Etats démocratiques faisaient partie du système de la Convention, le nombre des Etats a plus que doublé et en population encore plus, puisque la Russie à elle seule compte 160 millions de citoyens, l’Ukraine 50, la Pologne 40. La Pologne est l’un des tous premiers Etats quant au nombre de requêtes présentés devant la Cour. Le problème est un problème de dimension. La Cour a la possibilité de rendre une justice efficace ; si on lui en donne les moyens, elle est capable de le faire.

 

Paul TAVERNIER

 

Si vous le permettez, dans la ligne de ce que vous venez de dire, vous avez mis l’accent, à la demande de Catherine Teitgen-Colly, sur un point essentiel qui conditionne l’avenir de cette nouvelle Cour. Je rappellerai pour l’histoire que lors d’un précédent colloque du CREDHO votre prédécesseur, M. Petzold, avait suggéré de réfléchir justement sur le modèle de la Cour suprême américaine, et qu’il avait rencontré un tollé, je m’en souviens, à l’évocation de cette idée... Notamment Me Delaporte avait protesté vigoureusement. Mais ce n’est que pour l’histoire, car les choses peuvent évidemment évoluer…[1].

 

Michèle DUBROCARD

 

Je voudrais très rapidement préciser les raisons pour lesquelles le gouvernement français n’a toujours pas signé le Protocole n° 12.

 

Ce sont celles que, très précisément, M. De Salvia a indiquées : à savoir que la préoccupation majeure actuellement du gouvernement est celui de l’engorgement de la Cour, et sa capacité à fonctionner de façon efficace. L’engorgement, on le craignait, est déjà là. A titre d’exemple, je peux citer l’affaire Papon. La requête que l’on nous a signalée depuis plus d’un an ne nous a toujours pas été communiquée. Je parle de la première requête, je ne parle pas de la seconde qui va faire l’objet d’un examen, comme tout le monde le sait, dans le courant de la semaine prochaine[2]. On voit bien, à travers ce seul exemple, quelle est la situation actuelle de la Cour. Dans ce contexte, si l'on a une approche réaliste, il ne me paraît pas opportun pour le gouvernement français de "charger un peu plus la barque", si vous me permettez l’expression, et d’autoriser la Cour à accroître sa compétence. Il ne s’agit pas d’un problème de principe pour la France, la preuve en est que nous avons ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui, comme chacun le sait, dans son article 26 prohibe de manière très large toute forme de discrimination. Une fois encore, ce n’est pas un problème de principe juridique qui pose des difficultés à la France, c’est la situation actuelle de la Cour.

 

Laurence BURGORGUE-LARSEN (professeur, Université de Rouen, directeur du CREDHO-Rouen)

 

Vous avez fait part de l'existence de liens informels entre les membres de la Cour de Luxembourg et ceux de Strasbourg. Je voudrais savoir comment, dans la pratique, ces rencontres ont lieu, qui en a l’initiative, si elles sont toujours informelles et si d’aventure un jour on pense à les institutionnaliser ? Dans le cadre de ces liens avec la Cour de Luxembourg, est-ce que la Cour de Strasbourg ne réfléchit pas, dans le cadre de sa future restructuration, à ce qu’a mis au point le Traité de Nice au niveau de la nouvelle architecture juridictionnelle, à savoir la création de Chambres spécialisées ? Est-ce que la Cour de Strasbourg pense à cela, c’est-à-dire à la possibilité de créer des Chambres spécialisées, par domaines notamment ?

 

Michele DE SALVIA

 

Ces rencontres ont lieu une fois par an, à l’initiative parfois de la Cour de Strasbourg, parfois à celle de Luxembourg. Elles sont toujours informelles, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas ouvertes au public. Il y a un échange de vues sur la façon de dire le droit et sur les problèmes qui se posent. La dernière rencontre a porté sur le rang de la Charte.

 

En ce qui concerne les Chambres spécialisées : lors de l’élaboration du règlement intérieur de la Cour, entre juillet et octobre 1998, cette question a été mise à l’ordre du jour, mais elle n’a pas trouvé un écho favorable parce que les Chambres spécialisées ne sont pas conformes à la façon dont la juridiction de Strasbourg a toujours traité les problèmes. En effet, un problème peut relever à la fois de plusieurs articles. La Cour de Strasbourg s’inspire beaucoup, on dit de la common law, mois je préfère dire du droit romain, parce que le droit romain est un droit prétorien. Les faits étaient présentés au préteur et le préteur donnait le droit, c’est un peu ce qui se passe, c’est le grief et le grief peut être analysé au regard de l’article 6, mais aussi de l’article 8, en matière de garde d’enfants par exemple. S’il s’agit de la procédure, un danger existe déjà dans le fait d’avoir des Chambres spécialisées, et on sait très bien que la première Chambre, qui est présidée par la Vice-présidente Palm, est forcément spécialisée dans les affaires turques. Pourquoi ? Parce que le juge turque siège dans cette Chambre, et vu le nombre des affaires turques, et leur complexité, elles sont évidemment attribuées en grande partie à la première Chambre. La Chambre n° 2, où siège le juge italien, se spécialise, malgré elle, dans les problèmes de durée de la procédure, et ce n’est pas un sujet très intéressant... Les Chambres les plus conviviales, les plus intéressantes, sont les Chambres 3 et 4, surtout la Chambre 3, parce que se trouvent traitées les affaires de la France et du Royaume-Uni. Le hasard a voulu rassembler ces deux pays qui fournissent un contentieux varié, important, bien présenté et on a du plaisir à suivre ses travaux.

 

Je ne pense pas donc que ce soit une voie que la Cour de Strasbourg souhaite explorer.

 

Arlette HEYMANN-DOAT (professeur, Faculté Jean Monnet à Sceaux)

 

Je voudrais attirer l’attention de Mme Dubrocard sur l’aspect symbolique des choses, au-delà de l’aspect technique. Certes, il peut y avoir un problème technique, quantitatif pour la Cour, mais à des problèmes techniques, on trouve de solutions techniques. En vérité, il y a une autre question qui est l’aspect symbolique. Je voudrais rappeler que la France, patrie des droits de l’Homme, a ratifié la Convention européenne 24 ans après sa signature et qu’il est difficile d’expliquer et de justifier cette position aux étudiants dans les cours sur les libertés publiques ou les droits de l’Homme. Vis-à-vis du Protocole n° 12, qui porte sur le droit qui aujourd’hui est le droit en pointe, c’est-à-dire le droit à la non-discrimination, considérer que de raisons techniques sont suffisantes pour que la France ne signe pas ce Protocole, je trouve que c’est un peu court.

 

Michèle DUBROCARD

 

Mais précisément, il faut encore vous donner de la matière à débattre avec vos étudiants durant quelques années, et vous pourrez leur expliquer pourquoi nous avons attendu autant de temps pour signer ! C’est finalement intéressant et cela peut susciter des débats dans les années à venir...

 

Michele DE SALVIA

 

En fait, je crois que la francophonie a souffert du fait que la France n’a ratifié qu’en mai 1974 et surtout que le droit de recours individuel n’ait été reconnu qu’à partir du 2 octobre 1981. Ceci est vrai. Mais, personnellement, je pense que la France a fait preuve de sérieux, car elle pouvait le faire avant. J’utilise souvent l’exemple français pour montrer comment le système de la Convention et un système contraignant, qui vise en fait le dernier carré où s’exerce la souveraineté des Etats. La France pouvait faire partie du Traité de Rome, être soumise à une juridiction supranationale dès 1958, mais a hésité beaucoup car je crois que l’analyse politique qui avait été faite à l’époque était juste, ce que d’autres Etats n’ont pas fait. Ils l’ont ratifié à la légère, et ils se sont ensuite trouvés face à des problèmes qu’ils n’avaient pas soupçonnés… Il faut toujours trouver un élément positif, même dans des circonstances négatives.

 

Michèle GUILLAUME-HOFNUNG (professeur, Faculté Jean Monnet à Sceaux)

 

C’est une question quelque peu malicieuse : est-ce que finalement la Cour européenne des droits de l’Homme n’est pas aux prises avec sa propre jurisprudence ? En raison des difficultés que vous avez expliquées, elle risque de ne plus juger dans un délai raisonnable, et elle-même a déjà critiqué  certains pays pour s’être mis dans cette situation... Dans la recherche de solutions, elle va être confrontée à des exigences qui l’obligeront à trouver un organe de filtrage qui n’encoure pas les reproches qu’ont encouru un certain nombre d’autorités administratives indépendantes qui manquent d’impartialité parce qu’un organe peut se trouver à la fois associé à un stade de la procédure puis à un autre.

 

Michele DE SALVIA

 

En fait, je n’ai pas parlé du principal responsable de tout cela : le Comité des ministres du Conseil de l’Europe. Il est responsable, mais il faut dire aussi que la pratique et l’histoire ont fait qu’il est devenu le protecteur des droits de l’Homme et le responsable de la situation de la Cour. Le responsable, car il ne faut pas oublier que la Cour ne peut pas modifier une situation interne. La Cour ne peut qu’accorder une réparation. C’est le Comité des ministres qui, à partir des éléments contenus dans la partie « en droit », élabore une stratégie et amène l’Etat, par des procédés ou des pressions diplomatiques, à modifier une situation interne, à changer une loi, etc. Or la situation de la Cour, l’engorgement qui résulte à 25 % des problèmes de durée de procédure, ils ne sont pas nouveaux, ils sont apparus vers le milieu des années 80. Depuis une dizaine d’années, le Comité des ministres sait que certains Etats n’ont pas fait ce qu’ils devaient faire. A défaut d’avoir un système rapide, un système judiciaire qui puisse répondre de façon rapide, donc efficace, il faudrait que les Etats adoptent des solutions de façon à ramener le problème de Strasbourg dans les Etats. Pour l’instant, les Etats se déchargent sur Strasbourg, ne veulent pas résoudre le problème à l’intérieur. Donc les requérants n’ont qu’une seule voie, s’adresser à Strasbourg. Ceci est vrai pour le problème de durée de la procédure, mais pas seulement. Or il y a eu un arrêt, l’arrêt Kudla qui concerne la Pologne, un des pays qui connaît bien ces problèmes de durée excessive, dans lequel la Cour a dit clairement : il est fait obligation aux Etats de prévoir des voies de recours internes efficaces pour que le problème de la durée excessive des procédures reste dans le cadre interne et n’arrivent que marginalement à Strasbourg. C’est donc la faute à la fois aux Etats et au Comité des ministres, qui n’imposent pas aux Etats un comportement bien précis afin d’éviter la répétition, parce qu’en fait le problème de la durée de la procédure est tellement simple : la jurisprudence est consacrée. Il suffit d’appliquer la jurisprudence aux faits, et ce qui est vrai pour le problème de la durée des procédures l’est aussi pour certaines violations bien plus graves, par exemple, le défaut d’enquêtes efficaces en Turquie concernant des disparitions de personnes. Là aussi il y a un problème qui ne se limite pas au cas d’espèce. Il y a bien des comportements qu’on peut voir décrits dans la jurisprudence de Strasbourg. La Cour dit aux Etats indirectement : il faut faire ceci ou cela. Il faut que les enquêtes soient efficaces. Le procureur, le parquet ne peut pas se limiter à prendre note et à ensuite classer l’affaire sans suite. Lorsqu’il y a mort d’homme, il doit enquêter. Et les Etats ne peuvent pas rester passifs face à ce déferlement d’affaires. Hier on m’a dit qu’il y a 10 000 affaires  italiennes. Il y a des solutions en cours. Il y a une loi qui prévoit un recours interne, mais encore faut-il que le Parlement soit disposé à la voter.

 

Paul TAVERNIER

 

Apparemment il y a eu aussi des déclarations gouvernementales italiennes qui disent que des réformes adoptées risquent de nécessiter plusieurs années avant de produire des effets...[3].

 

Sur l’affaire Kudla, je dirai que la Cour fait de grands efforts pour essayer de mettre les Etats devant leurs responsabilités, mais cela peut aussi, comme l’a indiqué un des juges dissidents, aboutir à un afflux supplémentaire de recours pour absence de recours efficace sur le plan interne ... Mais ce serait une autre discussion…

 

Michele DE SALVIA

 

Il faut dire aussi que le problème de l’efficacité de la justice est tributaire de la solution d’un autre problème. Ce sont en fait les acteurs de la procédure interne qui parfois s’opposent. Dans certains pays, le nombre des avocats est tellement important qu’ils rechignent à voir le nombre des voies de recours réduit dans le pays. Pourquoi trois degrés de juridiction dans tous les cas ? C’est un problème qui se pose. Pourquoi ne pas réduire le nombre des voies de recours ?

 

Frédéric ROLIN (professeur à l’Université d’Evry-Val d’Essonne)

 

J’aimerais juste faire part d’une incompréhension, mais je suis certain qu’elle sera levée au terme de votre réponse. Si on prend l’exemple du droit français, il n’y aurait pas d’obstacle à ce que l’ensemble du contentieux sur la durée excessive de procédure soit dérivé directement dans le droit de la responsabilité nationale. Puisque la durée excessive de procédure est une faute dans l’exécution du service public de la justice, il suffirait d’une décision de la Cour qui dise que tant qu’on n’a pas exercé cette voie de recours, on n’a pas épuisé les voies de recours internes, pour que les choses soient réglées. Je précise que les deux voies sont actuellement ouvertes et que si les avocats et les requérants ne suivent pas la voie nationale, c’est pour une raison assez simple et assez matérielle : les perspectives d’indemnités pour la partie, et les perspectives de frais irrépressibles pour l’avocat, sont sensiblement améliorées s’ils se présentent devant la Cour européenne plutôt que devant la juridiction nationale, et notamment devant une juridiction administrative, mais pas uniquement. A mon avis, une simple décision de la Cour européenne des droits de l’Homme, en ce qui concerne le contentieux français, liquiderait une partie importante de l’engorgement, et on pourrait ensuite, au niveau de la Cour, se consacrer à ce qui est le point important, c’est-à-dire la répétition des durées excessives et les dysfonctionnements du système qui fait que l’on constate cette situation, et ce serait une discussion entre la Cour et l’Etat, et non pas entre chaque requérant, l’Etat et la Cour, pour des litiges qui parfois ont peu de portée et peu d’intérêt pour le développement des droits fondamentaux.

 

Michele DE SALVIA

 

Depuis de nombreuses années, la situation française est en voie d’amélioration parce que j’ai pris connaissance d’une décision qui constate en effet que la voie de recours (art. L-781 du Code de l’organisation judiciaire) est efficace parce qu’il y a une jurisprudence qui la sous-tend à présent.

 

Michèle DUBROCARD

 

Tout récemment la Cour a rendu une décision dans l’affaire Van der Kar où elle reconnaît l’efficacité du recours fondé sur l’article L-781 du Code de l’organisation judiciaire mais, malheureusement pour les autorités françaises, uniquement à l’égard des procédures terminées et donc le problème reste entier pour les procédures en cours. Cela ne concerne pour l’instant que les procédures judiciaires et non pas les procédures administratives. Or nous savons tous qu’un certain nombre de requêtes relatives à des durées de procédure excessives concernent les procédures administratives. Donc cela ne règle que partiellement le problème. Je me permets de vous poser une dernière question : nous utilisons tous, très régulièrement votre ouvrage le compendium de la Convention européenne des droits de l’Homme. Est-ce que vous comptez le mettre à jour régulièrement, au fur et à mesure des décisions de jurisprudence ?

 

Michele DE SALVIA

 

J’ai donné la mise à jour à mon éditeur avant-hier, à jour jusqu’en janvier 2000, et il y aura une version russe, une version anglaise également.

 

Pour la première partie de la question, je dois dire que la Cour ne contrôle pas le résultat, mais seulement la procédure. Et cela en vertu d’une vieille jurisprudence qui plonge ses racines dans les travaux préparatoires de la Convention en 49-50 où l’on dit clairement que le juge de Strasbourg ne pourra jamais contrôler ce que le juge a fait en partant de certains éléments de fait qui lui sont présentés dans le cadre de l’article 6. Il y a une jurisprudence constante que je peux lire, tirée de l’arrêt Schenk (Suisse) : aux termes de l’article 19, la Cour a pour tâche d’assurer le respect des engagements. Il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction, sauf si et dans la mesure où elle pourrait avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Voilà le point de départ.



[2] La première requête porte le n° 54210/00. La seconde (n° 64666/01) a fait l'objet d'une décision d'irrecevabilité le 7 juin 2001 : elle est fondée sur l'article 3 CEDH et concerne les conditions de détention du requérant au regard de son grand âge (90 ans) et de son état de santé ; la requête a été déclarée manifestement mal fondée.

[3] Voir communiqué de presse du Conseil de l'Europe du 2 novembre 2000 : déclarations de M. Piero Fassino, Ministre italien de la Justice, devant la Commission des questions juridiques et des droits de l'Homme de l'Assemblée parlementaire, réunie à Rome à l'occasion du cinquantième anniversaire de la Convention européenne des droits de l'Homme.

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