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Actes de la Septième Session d'information (arrêts rendus en 2000, Cahiers du CREDHO n° 7)

Sommaire...

Affaires Pellegrin (suite) - Frydlender - S.M. - Lambourdière et Satonnet | Affaire Piron

 

 

La Convention et le droit administratif

 

 

L’application de l’article 6 aux fonctionnaires et agents publics :

la jurisprudence Pellegrin (suite),

les affaires Frydlender (27 juin 2000),

S.M. (18 juillet 2000),

Lambourdière et Satonnet (2 août 2000)

 

par

 

Victor Haïm

Commissaire du gouvernement

à la Cour administrative d’appel de Paris

Professeur associé à l’Université de Paris XI

 

 

 

 

Nous n'allons pas aborder maintenant les rapports entre la Cour européenne des droits de l’Homme et le droit administratif : les litiges relevant des juridictions financières (Cour de discipline budgétaire et financière), la plupart des litiges relatifs aux étrangers et la police administrative telle que mise en œuvre dans le contrôle de l'abattage rituel de la viande, relèvent du droit administratif.

 

Mais il est vrai que le contentieux des agents publics est à la fois symbolique et quantitativement important. En outre, il a été le siège d'une importante évolution initiée par un arrêt Pellegrin c/ France (n° 28541/95) du 8 décembre 1999[1].

 

Je voudrais, dans le court laps de temps qui m'est imparti, essayer d'exposer la logique de cet arrêt (I), avant d'en voir la portée (II).

 

 

I • La logique de l'arrêt Pellegrin c/ France

 

Avant l'arrêt Pellegrin c/ France (n° 28541/95) du 8 décembre 1999, la Cour européenne des droits de l’Homme opérait une double distinction :

‑ d'abord entre fonctionnaires recrutés par voie de décision unilatérale et agents non titulaires ‑ assimilés dans nombre d'Etats membres du Conseil de l'Europe à des salariés de droit privé ;

‑ ensuite, à l'intérieur de la première catégorie, entre les litiges relatifs au recrutement, à la carrière et à la cessation d'activité qui « sort(ai)ent, en règle générale, du champ d'application de l'article 6 § 1 »[2] et les autres litiges qui entraient dans le champ d’application de cet article.

 

Estimant qu'il importait d'assurer un traitement égal des agents publics dans les Etats parties à la Convention, indépendamment du système d'emploi pratiqué sur le plan national, et quelle que soit en particulier la nature du rapport juridique entre l'agent et l'administration, la Cour a voulu, avec l'arrêt Pellegrin c/ France, dégager une interprétation de la notion de « fonction publique » qui ne soit pas liée au mode de recrutement - contrat ou recrutement unilatéral -, mais à la nature des fonctions et des responsabilités exercées par l'agent (Pellegrin c/ France, § 64).

Pour ce faire, elle s'est appuyée sur la jurisprudence que la Cour de Justice des Communautés européennes  a élaborée pour définir le sens et la portée de l'art. 48 § 4 du Traité C.E.E. qui prévoit une dérogation au principe de la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté pour les « emplois dans l'administration publique ».

 

Dans son arrêt de principe du 17 décembre 1980, Commission c/ Belgique [3] la Cour de Justice des Communautés européennes a décidé que la dérogation ne concernait que les « emplois comportant une participation, directe ou indirecte, à l'exercice de la puissance publique et aux fonctions qui ont pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l'Etat ou des autres collectivités publiques » et supposent ainsi de la part de leurs titulaires – pour reprendre les termes mêmes de l’analyse que la Cour européenne des droits de l’Homme donne de cette jurisprudence[4]. « l'existence d'un rapport particulier de solidarité avec l'Etat ainsi que la réciprocité de droits et devoirs qui sont le fondement du lien de nationalité. »

 

Dans une communication publiée au J.O.C.E. n° C 72 du 18 mars 1988, que la Cour européenne des droits de l'Homme vise et reproduit largement, la Commission européenne a fait la synthèse de cette jurisprudence en distinguant :

‑ d'une part, "les activités qui relèvent d« une participation directe ou indirecte à l'exercice de la fonction publique et aux fonctions qui ont pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l'Etat ».

Il s'agit des « fonctions spécifiques de l'Etat et des collectivités assimilables telles que les forces armées, la police et les autres forces de l'ordre, la magistrature, l'administration fiscale et la diplomatie » ainsi que des « emplois relevant des ministères de l'Etat, des gouvernements régionaux, des collectivités territoriales et autres organismes assimilés, des banques centrales dans la mesure où il s'agit du personnel (fonctionnaires et autres agents) qui exerce les activités ordonnées autour d'un pouvoir juridique public de l'Etat ou d'une autre personne morale de droit public telles que l'élaboration des actes juridiques, la mise en exécution de ces actes, le contrôle de leur application et la tutelle des organismes indépendants ».

Les emplois relevant de cette première catégorie sont couverts par la dérogation au principe du libre accès aux emplois.

‑ d'autre part, les emplois sans rapport avec l'exercice de la puissance publique et la sauvegarde des intérêts généraux de l'Etat et des activités suffisamment éloignées des précédentes pour ne pouvoir que très exceptionnellement relever de l'exemption prévue à l'article 48 § 4 du traité CEE.

Il s'agit essentiellement des emplois dans :

- les organismes chargés de gérer un service commercial tels que les transports publics terrestres, maritimes ou aériens, la distribution d'électricité ou de gaz, les postes et télécommunications ou les médias (radio télédiffusion) ;

- les services opérationnels de santé publique ;

- l'enseignement ou la recherche à des fins civiles dans les établissements publics[5].

 

Cette jurisprudence avait été dégagée par la Cour de Jutice des Communautés européennes pour apprécier si et dans quelle mesure la nationalité pouvait être un critère pertinent de recrutement. Par sa jurisprudence Pellegrin c/ France (§§ 64-67), la Cour européenne des droits de l’Homme  l'a sortie de son contexte pour en faire un critère du droit à un procès équitable garanti par l'art. 6 § 1 de la CEDH. Ceci l’a amenée à distinguer trois cas de figure :

- Si le requérant occupe un emploi « comportant une mission d'intérêt général ou une participation à l'exercice de la puissance publique et s'il détient ainsi une parcelle de la souveraineté de l'Etat qui a donc un intérêt légitime à exiger de ces agents un lien spécial de confiance et de loyauté » (Pellegrin c/ France, § 65), il n'a pas droit au procès équitable garanti par l'art. 6 § 1 de la Convention pour le jugement d'un litige l'opposant à son administration.

- La même règle s'applique lorsque le requérant n'est pas un agent de l'Etat, mais un agent public local qui compte tenu de la nature de ses fonctions et de ses responsabilités, participe directement ou indirectement à l'exercice de la puissance publique et aux fonctions visant à sauvegarder les intérêts généraux de la collectivité publique qui l'emploie.

- Dans le cas contraire, s'il n'entre dans aucun des cas de figure envisagés à l'instant, il a droit à un procès équitable.

Enfin, selon la Cour européenne des droits de l’Homme, le contentieux des prestations sociales et des pensions doit faire l'objet du procès équitable garanti par l'art. 6 § 1 quels que soient les fonctions ou l'emploi de l'agent public[6]. Ainsi, dans un arrêt du 2 août 2000, Deschamps c/ France (req. n° 37925/97) la Cour ne fait pas même allusion à sa jurisprudence Pellegrin c/ France pour admettre l'applicabilité de l'art. 6 § 1 de la Convention à un litige relatif aux prestations familiales et au supplément familial de traitement des fonctionnaires. Et dans un arrêt du 21 novembre 2000, Piscopo c/ Italie (req. n° 44357/98), elle décide que l'art. 6 § 1 est applicable au recours que l'intéressé avait introduit afin d'obtenir une pension en raison d'une infirmité contractée pendant le service militaire.

 

 

II • La portée de l'arrêt Pellegrin c/ France

 

La jurisprudence Pellegrin c/ France de la Cour a été constamment reprise dans tous les arrêts rendus au cours de l'année écoulée.

Ainsi c'est par référence expresse à cet arrêt qu'il a été jugé que l'art. 6 § 1 est applicable lorsque le requérant avait été recruté par contrat pour occuper un emploi de concierge dans une école publique (CEDH 30 mars 2000, Procaccini c/ Italie, req. n° 31631/96), de chef de section autonome au sein du Service de l'expansion économique du M.E.F. (CEDH 27 juin 2000, Frydlender c/ France, req. n° 30979/96), de directeur d'un Centre médico-psychopédagogique communal (CEDH, 2 août 2000, Satonnet c/ France, req. n° 30412/96) et de médecin spécialisé en gynécologie employée par une unité sanitaire locale (CEDH 21 novembre 2000, Cecchini c/ Italie, req. n° 44332/98).

De même, s'agissant de fonctionnaires et non plus d'agents contractuels, il a été jugé que l'art. 6 § 1 était applicable à un agent de bureau de la fonction publique territoriale (CEDH, 18 juillet 2000, S.M. c/ France, req. n° 41453/98), à un adjoint administratif de l'Assistance publique (CEDH, 2 août 2000, Lambourdière c/ France, req. n° 37387/97) et à un « assesseur principal » en poste à l'Institut national de criminologie et chargé essentiellement de missions de recherche, d'information et d'expertise (CEDH, 26 octobre 2000, Castanhiera Barros c/ Portugal, req. n° 36945/97).

Par contre, c'est sans surprise - au regard du critère dégagé par Pellegrin c/ France - que la Cour européenne des droits de l’Homme a jugé que l'art. 6 § 1 n'était pas applicable au jugement du recours introduit par un sous-officier pour faire reconnaître son droit à percevoir une indemnité de service nocturne pour l'activité qu'il avait accomplie en tant que sous-officier des inspections ou en tant qu'officier de garde (CEDH, 5 décembre 2000, Mosticchio c/ Italie, req. n° 41808/98)

On notera que, dans une affaire assez comparable, le Conseil d'Etat avait considéré, au contraire, que l’art. 6 § 1 était applicable (Conseil d'Etat, ass., 5 décembre 1997, Mme LambertRec. p. 460, A.J.D.A. 1998, p. 149 concl. Bergeal)

Cette jurisprudence Pellegrin c/ France, qui a été saluée comme « globalement positive »[7], m'apparaît pourtant comme difficile à mettre en œuvre (A) et, surtout, comme contestable dans son fondement même (B).

 

A • Une jurisprudence difficilement opérationnelle

 

Le critère de la participation à l'exercice d'une mission d'intérêt général ou de la puissance publique n'est pas sans rappeler celui de la participation à une mission de service public administratif que les juridictions françaises avaient dégagé pour déterminer la juridiction compétente pour connaître des actions contentieuses des agents publics contractuels[8].

On sait que cette jurisprudence aboutissait à des situations qui auraient été cocasses si elles n'avaient pas concerné des personnes dont les besoins et le niveau socio-économique ne sont pas de ceux qui prédisposent à apprécier des subtilités qui font la joie des apprentis juristes et des praticiens. Il suffira de rappeler ces morceaux d'anthologie que sont Dme Vve Mazerand[9] ou Comm. de Grand-Bourg de Marie-Galante c/ Mme Lancelot[10].

On sait aussi qu'il y a été mis fin par l'arrêt du tribunal des conflits du 25 mars 1996, Berkani [11].

Parce qu'elle repose sur la même logique, loin de simplifier et d'apporter la lumière, la jurisprudence Pellegrin c France, doit déboucher sur les mêmes incertitudes et les mêmes discussions.

Au demeurant, l'arrêt lui-même en est une bonne illustration !

En effet, ainsi qu'il est expressément souligné (§§ 8 et suiv.), si M. Pellegrin a été recruté par le ministère français de la Coopération et du Développement, ce n’est pas pour travailler pour le compte de l'administration française, mais « en qualité de coopérant conseiller technique du ministre de l'Economie, de la Planification et du Commerce de la Guinée équatoriale ». Le contrat précise, d’ailleurs, que « le requérant est mis à la disposition du gouvernement de la République de la Guinée équatoriale » et vise la loi du 13 juillet 1972[12], laquelle précise que les personnels qu’elle concerne sont placés « sous l’autorité du gouvernement de l’Etat étranger ».

Il apparaît ainsi qu'à supposer même que M. Pellegrin occupait un emploi «comportant une mission d'intérêt général ou une participation à l'exercice de la puissance publique » des autorités de la République de la Guinée équatoriale, il ne détenait aucune « parcelle de la souveraineté de l'Etat » français avec lequel il était en litige.

Par contre, toujours sur la base du principe adopté par la Cour, un requérant qui a attendu 9 ans avant de voir rejeter son recours tendant à ce que lui soit reconnu le droit de percevoir une indemnité de service nocturne ‑contentieux patrimonial s'il en est ! – n’a pas droit à un procès équitable parce qu'il est sous-brigadier (CEDH, 5 décembre 2000, Mosticchio c/ Italie, req. n° 41808/98).

 

Si on cherche les raisons de ce caractère peu opérant de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, il y a d'abord et évidemment la difficultés qu’il y a à dire où passe la frontière entre ce qui relève de la participation à l’exercice de la puissance publique et ce qui n’en relève pas.

Il y a aussi le caractère artificiel de cette jurisprudence souligné par les juges qui ont émis une opinion dissidente : un critère dégagé pour déterminer les limites qui peuvent être apportées au droit des ressortissants des Etats membres de la Communauté à occuper un emploi public dans un Etat dont ils ne sont pas ressortissants ne peut raisonnablement servir de critère au droit à un procès équitable !

Mais il y a aussi et surtout le fait qu'en dernière analyse la jurisprudence se situe dans le droit fil d'une lecture de l'art. 6 § 1 qui témoigne, pour citer l'appréciation peu élogieuse d'un membre éminent de la Cour[13] d'une certaine propension à « se replier frileusement dans le cocon d'une interprétation étriquée et pusillanime » que rien ne justifie et que tout condamne.

 

B • Le sens et la portée de l’art. 6 § 1 de la Cour européenne des droits de l’Homme

 

Pour que l'art. 6 § 1 trouve à s'appliquer, il faut que soit cumulativement rempli un certain nombre de conditions :

- il doit y avoir « contestation » sur un « droit » que l'on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne ;

- il doit s'agir d'une contestation réelle et sérieuse ;

- cette contestation peut concerner aussi bien l'existence même d'un droit que son étendue ou ses modalités d'exercice ;

- enfin, selon la Cour européenne des droits de l’Homme, il faut aussi - pour ne pas dire surtout - que le droit en question soit un droit «de caractère civil ».

La Cour semble s'attacher à une lecture littérale de cette dernière condition. Or l° cette lecture ne se justifie pas et 2° même si elle se justifiait, elle ne pourrait pas donner un fondement juridiquement acceptable à la jurisprudence de la Cour.

 

1) Une lecture apparemment littérale que rien ne justifie

Périodiquement la Cour européenne des droits de l’Homme relève qu' « il faut retenir, conformément à l'objet et au but de la Convention, une interprétation restrictive des exceptions aux garanties offertes par l'art. 6 § 1 »[14]. Sur la base d’une telle profession de foi, il est clair qu’une lecture littérale de l’art. 6 § 1 ne peut se justifier.

En fait, elle ne peut se justifier pour trois raisons.

1° Il y a d'abord la raison que donnait le juge De Mayer pour s'écarter de l'opinion majoritaire dans l'affaire Pierre-Bloch c/ France  : « une distinction des droits civils et des droits politiques (est) en elle-même assez étrange du point de vue de l'étymologie »[15].

2° Qu'il s'agisse de la Convention européenne des droits de l’Homme ou des Protocoles additionnels, dans les deux cas il est toujours précisé que le texte a été fait « en français et en anglais » et que « les deux textes font également foi ». Or, la version anglaise de l'article retient la notion de « civil rights »[16] et n’a pas une portée aussi restreinte ou étroite que la version française. Ainsi dans la partie qu'ils consacrent aux civil rights, MM. Stanley de Smith et Rodney Brazier (Constitutional and administrative law, Penguin, 6e édit., part V, pp. 421 et suiv.) traitent de ce que nous appellerions les droits civiques et les libertés publiques[17].

Il semble donc que, si elle voulait être cohérente avec ses prétentions affichées la Cour devrait donner à l'art. 6 le sens et la portée que permettent et appellent l'étymologie et la version anglaise du texte.

3° Mais ce n'est pas tout ! On peut dire que la jurisprudence de la Cour qui oppose les droits civils aux droits civiques est trois fois contraire à la Convention européenne des droits de l’Homme.

1) La Convention européenne s'ouvre par une révérence marquée à la Déclaration universelle des droits de l'Homme et affirme solennellement qu'elle « tend à assurer la reconnaissance et l’application universelles et effectives des droits qui y sont énoncés». Or, l’art. 8 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme proclame solennellement que « Toute personne a droit à un recours effectif devant les juridictions nationales compétentes contre les actes violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus par la constitution ou par la loi. » et son art. 7 garantit l’égalité devant la loi et le droit à une protection égale contre toute discrimination.

Dès lors, en développant une jurisprudence qui repose sur l’idée que l’art. 6 § 1 permet une interprétation qui prive la majorité des justiciables du droit à un procès équitable – sans lequel il n’y a pas de « recours effectif » -, la Cour méconnaît la lettre et l’esprit d’une Convention qu’elle a pour mission d’appliquer !

 

2) La jurisprudence de la Cour est incompatible avec l'art. 13 de la Convention européenne des droits de l’Homme qui stipule que « Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles ».

En effet, ce que l’art. 13 vise ce sont « les droits … reconnus par la Convention » – tous les droits et pas uniquement les seuls droits civils. Et, dès lors qu’on aura admis qu’il n’y a pas de recours effectif sans procès équitable, on ne voit pas ce qui justifierait en droit une jurisprudence qui refuse le droit à un procès équitable alors qu’à l’origine du litige il y a la violation d’un droit commis par une administration, c’est-à-dire par une personne agissant dans l'exercice de ses fonctions officielles.

3) Enfin, elle est aussi contraire aux stipulations de l'art. 60 de la Convention, « Aucune des dispositions de la présente Convention ne sera interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l'Homme et aux libertés fondamentales qui pourraient être reconnus conformément aux lois de toute Partie contractante ou à toute autre Convention à laquelle cette Partie contractante est partie. »

Or, d’une part, il ne ressort d'aucune des analyses des droits étrangers rapportées dans le texte des décisions de la Cour que des pays membres du Conseil de l'Europe aient admis que, devant des juridictions de droit commun, qu'elles soient civiles, commerciales ou administratives, certains requérants avaient droit au procès équitable dont d'autres se trouvaient privés.

 

D’autre part et surtout, ni le juge administratif, ni le juge judiciaire français n'ont jamais considéré qu'il y avait deux types de procès ‑ l'un entouré de garantie lui assurant un caractère équitable lorsque l'enjeu du litige est de l'ordre du civil ; l'autre dispensé de ces mêmes garanties lorsqu'il s'agit de droits civiques.

Il est vrai que pendant un temps le Conseil d'Etat a considéré, comme le fait la Cour européenne des droits de l’Homme depuis l’arrêt Pellegrin, que la proximité du pouvoir brûlait les ailes et que certains, de ce fait, se trouvait naturellement privés du droit à un procès équitable – et même d’une parodie de procès. C'est la théorie de l'acte de gouvernement appliquées aux fonctionnaires et agents d’autorité. Mais elle a été abandonnée en 1875[18] !

Aujourd'hui les règles applicables à la carrière des agents des collectivités publiques placés près des organes de décisions sont différentes (Conseil d'Etat ass., 13 mars 1953, Tessier, Rec. C.E. p. 133, D. 1953, p. 737 concl. J. Donnedieu de Vabres, G.A.J.A. 12e édit. n° 79) ; mais devant le juge, les règles applicables aux litiges qui les opposent à leur administration sont exactement les mêmes que celles qui s'appliquent aux agents occupant le bas de la hiérarchie.

 

Ainsi la jurisprudence Pellegrin constitue non seulement une violation des principes énoncés aux art. 13 et 60 et dans le préambule[19] de la Convention, mais aussi - au regard de l’évolution de la jurisprudence des juridictions françaises en matière de droit au recours des fonctionnaires et agents publics - une véritable régression.

 

2) Une lecture littérale qui, en tout état de cause, ne pourrait pas donner un fondement en droit à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme.

Ajoutons que même s'il était acceptable de prendre le § 1er de l'art. 6 au pied de la lettre, cela ne permettrait certainement pas de rendre la jurisprudence de la Cour sur le champ d’application de l’art. 6 § 1 acceptable.

1) D'une part, alors que dans son arrêt Pellegrin c/ France (§. 60) la Cour entend confirmer ce qu'elle a dit dans son arrêt Pierre-Bloch c/ France au sujet des litiges en matière électorale (§ 51), à savoir qu'« un contentieux n'acquiert pas une nature « civile » du seul fait qu'il soulève aussi une question d'ordre économique», on peut faire remarquer que, conformément à ses prétentions affichées de toujours retenir une interprétation restrictive des exceptions aux garanties offertes par l'article 6 § 1 conformément à l'objet et au but de la Convention, elle aurait été mieux inspirer de juger qu'un contentieux ne perd pas sa nature « civile » du seul fait qu'il ne soulève pas uniquement une question d'ordre économique.

Ce n’est pas parce qu’un litige oppose un fonctionnaire d’autorité à son administration qu’il n’a pas un enjeu essentiellement, voire exclusivement patrimonial pour l’intéressé.

Alors qu'elle rappelle à l'occasion que l'issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question (CEDH, Gr.Ch., 27 juin 2000, Frydlender c/ France, n° 30979/96, § 27), comment la Cour peut-elle prétendre que sa jurisprudence est fidèle à la lettre ou, a fortiori à l'esprit de l'art. 6 de la Convention ?

C'est d'ailleurs l'objection principale formulée dans les opinions dissidentes.

2) D'autre part et surtout, aux termes de la version française de l'art. 6 § 1 « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la. loi qui décidera des contestations sur ses droits et ses obligations de caractère civil,... ».

On peut lire et relire cet article ; jamais on ne pourra y voir qu'il ne vise que les seuls litiges dans lesquels les droits et les obligations de caractère civil sont l'objet même des conclusions à l'exclusion de ceux dans lesquels le juge doit décider de ces droits et obligations au niveau des moyens.

Pour le dire autrement, quand la Cour juge qu'un requérant ne peut se prévaloir de l'art. 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’Homme lorsque ses conclusions devant la juridiction nationale étaient relatives à des élections, à sa carrière dans la fonction publique ou à ses impôts parce que, s'il y a bien contestation sur ses droits civils que sont les revenus de sa famille ou son patrimoine, c'est uniquement au niveau des moyens et non au niveau des conclusions, elle lui dénie le droit à un procès équitable sur la base d’une interprétation restrictive du texte que rien ne justifie.

 

Ainsi à l'issue des quelques réflexions qui précèdent, il apparaît que le juge De Mayer n'a pas noirci le tableau en brocardant l' « interprétation étriquée et pusillanime » de l'art. 6 retenu par la Cour. Le contentieux de la fonction publique en est un bon exemple. Mais la même observation aurait pu être faite si le contentieux examiné avait été celui de l'impôt ou des élections. Et aujourd’hui, au regard des leçons qu’on peut tirer non seulement de l’arrêt Pellegrin, mais aussi d’autres décisions jurisprudentielles récentes (si j’ai bien entendu les propos tenus par certains des intervenants qui m’ont précédé), on peut légitimement se demander si la Cour, dans le souci - sans doute légitime - de ne pas se laisser submerger par des recours toujours plus nombreux, ne se transforme pas en machine à fabriquer du « non droit à un procès équitable ».

 

 

 

Michele DE SALVIA

 

Je suis malheureusement obligé de m’éclipser et vous allez juger la Cour par contumace !



[1] F. Sudre, "Droit de la CE.D.H.", J.C.P. 2000 Ed. G. I n. 203 ; J.-F. Flauss, "CE.D.H. et droit administratif", A.J.D.A. 2000, p. 530-532 ; G. Gonzales, in F. Sudre (dir.), "La France et la CE.D.H.", R.D.P. 3/2000, pp. 711-716 ; X. Pretot, "Le contentieux de la fonction publique et la CE.D.H.", R.D.P. 3/2000, pp. 617-628 ; F. Melleray, "L'application d'un critère fonctionnel d'applicabilité de l'art. 6 § 1 de la CE.D.H. au contentieux des agents publics", Les Petites Affiches no 98 du 17 mai 2000, pp. 7‑20 ; T. Graffin, "Nouveau critère d'application de l'art. 6 § 1 de la C.E. D.H. aux litiges entre l’Etat et ses agents", J.C.P. 2000 Ed. G n° 10.426.

[2] Voir, par exemple, l'arrêt Massa c/ Italie du 24 août 1993, § 26 cité par la Cour, §. 59.

[3] C.J.C.E., 17 décembre 1980, Commission c/ Belgique, Aff. n° 149/79, Rec. p. 3881, concl. Mayras confirmé par C.J.C.E., 3 juin 1986, Commission c/ France, Aff. 149/84, Rec. p. 1725, concl. Mancini ; 16 juin 1987, Commission c/ Italie, Aff. 225/85, p. 2625, concl. Lenz ; 2 juillet 1996, Commission c/ Luxembourg, Aff. C-473/93, Rec. p. 1‑3207 ; Commission c/ Belgique, Aff. C-173/94, Rec. P. p. T-3265 et Commission c Grèce, Aff. C-290/94, Rec. P. 13285, concl. Léger.

[4] Par exemple, Pellegrin c/ France, §. 38.

[5] La Commission note que « pour chacune de ces activités on constate soit qu'elle existe également dans le secteur privé, auquel cas l'article 48 paragraphe 4 ne s'applique pas, soit qu'elle peut être exercée dans le secteur public en dehors des conditions de nationalité ».

[6] Pellegrin c/ France, § 67 : « Les litiges en matière de pensions, quant à eux, relèvent tous du domaine de l'article 6 § 1, parce que, une fois admis à la retraite, l'agent a rompu le lien particulier qui l'unit à l'administration ; il se trouve dès lors, et à plus forte raison ses ayants droit se trouvent, dans une situation qui est tout à fait comparable à celle d'un salarié de droit privé : le lien spécial de confiance et de loyauté avec l'Etat a cessé d'exister, et l'agent ne peut plus détenir de parcelle de la souveraineté de l'Etat »

[7] P. Wachsmann, préc., p. 847

[8] Cons. d'Etat, 26 janvier 1923, de Robert LafrégeyreRec. p. 67, R.D.P. 1923, p. 237, concl. Rivet, G.A.J.A. 12e édit., n° 42 ; - Sect., 8 mars 1957, Jalenques de LabeauRec. p. 158, D. 1957, p. 378, concl. Mosset, note A. de Laubadère, A.J. 1957 II, p. 184, chron. Fournier et Braibant.

[9] Tribunal des conflits, 25 novembre 1963, Dme Vve Mazerand, Rec. C.E. 792, J.C.P. 1964, n° 13.466 note R-L.

[10] Cons. d'Etat, sect. 27 février 1987, Mme Lancelot c/ Comm. de Grand‑Bourg Marie-Galante, R.F.D.A., 1987, p. 213, concl. B. Stirn, p. 777, note J.-Cl. Douence, A.J.D.A. 1987, p. 418, obs. X. Pretot.

[11] Tribunal des conflits, 25 mars 1996, Berkani, Rec. C.E. p. 535, concl. Ph. Martin, R.F.D.A., 1996, p. 819, concl., A.J.D.A. 1996, p. 355, chron. J.-H. Stahl et D. Chauvaux, C.J.E.G. 1997, p. 35, note J.-F. Lachaume.

[12] La loi n° 72-659 du 13 juillet 1972 relative à la situation du personnel civil de coopération culturelle, scientifique et technique auprès d'Etats étrangers précise (art. 3) « Sous réserve des règles propres à l'exercice des fonctions judiciaires, les personnels visés par la présente loi servent, pendant l'accomplissement de leurs missions, sous l'autorité du Gouvernement de l'Etat étranger ou de l'organisme auprès duquel ils sont placés, dans des conditions arrêtées entre le Gouvernement français et les autorités étrangères intéressées…

[13] Opinion dissidente du juge De Mayer sous C.E.D.H. 21 octobre 1997, Pierre-Bloch c/ France.

[14] Pellegrin c/ France, §. 64 ; Frydlender c/ France, § 40.

[15]  Il ajoutait, à juste titre, qu’elle est, en outre, extrêmement contestable dès lors que « en matière de droits de l'Homme et notamment lorsqu'il s'agit de décider de contestations sur des droits ou des obligations, rien ne permet de traiter ceux qui prétendent pouvoir se prévaloir d'un droit « politique », … mieux ou moins bien que les autres citoyens ».

[16] Art. 6. Right to a fair trial.

« 1. In the determination of his civil rights and obligations or of any criminal charge against him, everyone is entitled to a fair and public hearing within a reasonable time by an independent and impartial tribunal established by law ... »

[17] Sur tout ceci, voir notre étude, "Le contribuable peut-il prétendre à un procès équitable devant le juge administratif ?" (art. 6 §. 1 de la C.E.D.H.), D.F. 25/99.

[18] Cons. d’Etat, 19 février 1875, Prince Napoléon, Rec. C.E. p. 155, concl. David ; G.A.J.A. 12° édit. n° 3.

[19] Dans la mesure où il y est affirmé que la C.E.D.H. « tend à assurer la reconnaissance et l’application universelles et effectives des droits » énoncés par la Déclaration universelle des droits de l’Homme et que la Cour n’a manifestement pas fait sienne un tel objectif !

 

 

 


 

 

La Convention et le droit administratif

 

 

Le remembrement rural et l’atteinte au droit de propriété :

l’affaire Piron (14 novembre 2000)

 

par

 

Me Michel Puéchavy

Avocat à la Cour de Paris

 

 

 

 

Puisque M. De Salvia est parti, je peux affirmer sans le flatter qu’il était un professeur remarquable à l’Institut international des droits de l’Homme, l’Institut René Cassin. Il était aussi remarquable à la Commission qui, comme le souligne le professeur Cohen-Jonathan, a effectué un travail énorme, sérieux et qui mérite davantage d’attention parce que souvent la jurisprudence de la Cour ne nous offre pas les moyens pour argumenter un cas qui se présente à nous alors qu’en revanche, les petits livres bleus, les décisions et rapports de la Commission sont d’une utilité très importante pour les avocats. Les remerciements ne sont jamais suffisants pour des personnes comme M. De Salvia qui ont accompli un travail considérable et, au surplus, sa gentillesse, son affabilité et sa disponibilité sont unanimement reconnus.

 

Le professeur Dominique Allix a pu écrire, dans le commentaire sur l’affaire Pélissier et Sassi que : « la Cour de Strasbourg ne nous délivre pas de l’injustice, elle nous confronte à l’injustice »[1].

 

En effet, certaines affaires portées devant les juridictions internationales nous révèlent les dysfonctionnements de notre système judiciaire dont sont victimes les justiciables. Des durées non raisonnables de procédure atteignant plusieurs décennies, que l’on pensait être seul l’apanage d’autres Etats, furent ainsi notamment constatées dans l’affaire Girot [2], - trente et un ans -, dans l’affaire Guillemin,[3] - quinze ans -, et dans l’affaire Piron, plus de vingt-six ans pour une opération de remembrement (mais trente-cinq si l’on fait abstraction de la date de ratification de la Convention européenne des droits de l’Homme).

 

 

1 • Le remembrement rural des propriétés agricoles

 

Le remembrement autoritaire qui aboutit à un transfert forcé par un échange impératif de parcelles rurales fut instauré par le régime de Vichy avec la loi du 9 mars 1941[4] et la République s’en est accommodée en apportant toutefois des modifications par six lois successives[5]. C’est une opération complexe et fort coûteuse confiée à des autorités administratives et des organismes spécifiques divers et nombreux.

 

Le préfet, les services de la direction départementale de l’agriculture et de la forêt, le ministre de l’agriculture, le département, le conseil municipal et les organismes professionnels sont les acteurs et intervenants administratifs.

 

Mais les autorités administratives chargées du remembrement sont des commissions spécifiques.

 

La commission communale d’aménagement foncier, instituée par arrêté préfectoral, en est l’instance principale. Elle effectue les opérations conduisant à l’élaboration du plan de remembrement. Elle est présidée par un magistrat du tribunal d’instance dans le ressort duquel la commission a son siège. Lorsque le remembrement concerne plusieurs communes, il est créé dans les mêmes conditions une commission intercommunale.

 

En cas de contestation, ses décisions doivent être obligatoirement déférées dans le délai d’un mois à la commission départementale d’aménagement foncier, également créée par arrêté préfectoral. Bien qu’elle présente certains traits empruntés aux juridictions, elle ne constitue pas une instance juridictionnelle [6].

 

Elle est présidée par un magistrat de l’ordre judiciaire et siège à la préfecture. Les décisions de la commission départementale peuvent faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir devant le tribunal administratif.

 

L’auteur de la réclamation peut demander expressément à être entendu par la commission. Celle-ci est alors tenue de l’entendre faute de quoi la décision qui serait prise serait susceptible d’être annulée. En cas de pluralité de demandeurs, la commission peut demander à entendre l’un des réclamants sans avoir à procéder à l’audition des autres.

 

La commission départementale ne peut soulever d’office un moyen qui n’aurait pas été présenté par le réclamant. Elle est tenue d’examiner tous les moyens qui lui sont soumis, même ceux qui n’auraient pas été soulevés devant la commission communale ou intercommunale.

 

La commission départementale peut décider, à titre discrétionnaire, de se rendre sur les lieux du remembrement. Ce transport n’a aucun caractère contradictoire.

 

Les décisions de la commission départementale doivent être suffisamment motivées. Lorsqu’une décision est annulée par le juge administratif, la commission est automatiquement saisie de nouveau. La nouvelle décision doit intervenir dans le délai d’un an à compter de la date à laquelle cette annulation est devenue définitive.

 

La Commission nationale d’aménagement foncier a été créée par la loi du 4 juillet 1980. Elle est présidée par un membre du Conseil d’Etat et comprend notamment deux magistrats de l’ordre administratif et deux magistrats de l’ordre judiciaire. Elle siège au ministère de l’agriculture. Elle ne peut intervenir que lorsque la commission départementale d’aménagement foncier, saisie à nouveau à la suite d’une annulation de sa décision par le juge administratif, n’a pas pris de décision nouvelle dans le délai d’un an ou lorsque deux décisions d’une commission départementale relatives aux mêmes apports ont été annulées pour le même motif par le juge administratif.

Aux termes de la loi du 23 janvier 1990 (article 121-11 du Code rural) : « Lorsque la Commission nationale d’aménagement foncier est saisie (...) d’un litige en matière de remembrement rural et qu’elle constate que la modification du parcellaire qui serait nécessaire pour assurer intégralement par des attributions en nature le rétablissement dans ses droits du propriétaire intéressé aurait des conséquences excessives sur la situation d’autres exploitations et compromettrait la finalité du remembrement, elle peut, à titre exceptionnel et par décision motivée, prévoir que le rétablissement sera assuré par le versement d’une indemnité à la charge de l’Etat dont elle détermine le montant. Les contestations relatives aux indemnités sont jugées comme en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique. »

Seuls le Ministre de l’Agriculture ou les intéressés peuvent saisir la Commission nationale dont l’intervention reste ainsi facultative. Ses décisions, suffisamment motivées, peuvent faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’Etat.

 

Si le transfert du droit de propriété relève exclusivement de la juridiction administrative, la compétence de la juridiction judiciaire de l’expropriation s’étend aux évaluations de biens remembrés et aux litiges portant sur les privilèges, hypothèques et autres droits réels.

 

 

2 • La jurisprudence antérieure de la Cour européenne des droits de l’Homme et de la Commission

 

Bien que les procédures de remembrement rural existent également dans plusieurs Etats européens[7], les arrêts de l’ancienne Cour ne concernent que l’Autriche où les décisions relatives au remembrement sont prises par des commissions composées d’un président, de magistrats, de fonctionnaires et d’experts. Il existe une commission de district (Agrarbezirksbehörde), une commission régionale (Landesagrarsenat) et une commission suprême (Oberster Agrarsenat) dont les décisions peuvent être contestées devant la Cour constitutionnelle.

 

Dans les deux premières affaires soumises à la Cour européenne des droits de l’Homme[8], celle-ci n’a pas hésité à appliquer l’article 6 à la procédure suivie devant les commissions de remembrement autrichiennes. La Cour constata une durée non raisonnable de la procédure (plus de seize ans pour la première espèce et plus de dix-neuf pour la seconde).

 

 Dans les deux affaires, elle considéra que : « Les circonstances de la cause révèlent, dès lors, une rupture de l'équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l'intérêt général : les requérants, qui demeurent dans l'incertitude quant au sort définitif de leur propriété, se sont vu imposer une charge disproportionnée.  Il n'y a pas lieu, à ce stade, de rechercher s'ils ont réellement souffert un préjudice. La Cour conclut donc à l'existence d'une violation de l'article 1 du Protocole n° 1 ».

 

La Cour a traité ultérieurement plusieurs autres affaires relatives à des remembrements ou aménagements fonciers[9].

 

Une affaire concernant les Pays-Bas a fait l’objet d’un règlement amiable devant la Commission européenne des droits de l’Homme[10].

 

Une affaire française fut traitée par la Commission et concernait une durée non raisonnable d’une procédure de remembrement rural dans la Seine-Maritime. La Commission  prit uniquement en considération la durée de la procédure devant les juridictions administratives qui était de huit ans et un mois. La Commission a noté, dans son rapport, que « face à l’attitude dilatoire du ministère de l’Agriculture, le Conseil d’Etat aurait dû, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, et compte tenu des engagements assumés par la France, montrer plus de fermeté en exigeant un dépôt rapide des observations demandées ». La Commission conclut à l’unanimité qu’il y avait eu en l’espèce violation de l’article 6 par. 1 de la Convention. Malheureusement la Cour ne fut pas saisie et le Comité des ministres décida que le constat de violation constituait en l’espèce une satisfaction équitable ![11]

 

La nouvelle Cour, entrée en fonction le 1er novembre 1998, a traité trois affaires concernant la France avant l’affaire Piron.

 

Dans l’affaire Caillot (arrêt du 4 juin 1999), le délai de la procédure interne prise en considération avait débuté avec la saisine du tribunal administratif et pris fin avec l’arrêt de rejet du Conseil d’Etat. Elle s’étalait sur six ans et trois mois. La Cour a constaté une violation de l’article 6 par. 1 en raison de la durée non raisonnable de la procédure. Dans une opinion dissidente commune, les juges Costa et Jungwiert ont estimé au contraire que le délai était normal en faisant valoir que : «l’ inertie du juge d’appel a été de deux ans et deux mois environ. Même si on admet que l’affaire, un cas assez banal de remembrement rural, ne présentait guère de complexité, un tel délai ne peut apparaître déraisonnable que si on exige des juges une célérité vraiment particulière. Au demeurant, l’affaire n’appelait pas de traitement d’urgence, puisque aussi bien, comme l’ont jugé le tribunal administratif puis le Conseil d’Etat, la requérante avait obtenu des attributions de parcelles satisfaisantes et n’a pas été lésée par les opérations de remembrement. Il faut certes tout mettre en œuvre pour que la justice soit toujours plus rapide, mais nous ne pensons pas qu’en l’espèce elle ait été déraisonnablement lente. »

 

Cette position paraît critiquable dans la mesure où l’ancienne Cour avait insisté, dans les arrêts Erkner et Poiss, sur la nécessité d’une célérité accrue dans ce type de procédure : « (les autorités autrichiennes) devaient témoigner d'une diligence spéciale.  Le législateur autrichien reconnaît du reste lui-même l'existence d'une telle obligation : il a maintenu en matière de remembrement la règle générale exigeant une décision dans les six mois… Or plusieurs délais constatés en l'espèce ne s'accordent pas avec ladite obligation. » (par. 69).

 

Il convient de noter, qu’en l’espèce, la requérante avait soulevé dans ses écritures, la question de l’arrachage des haies anti-érosion qui n’avait pas manqué par la suite de provoquer des inondations et de lui causer des dommages.

 

En effet, aux termes de l’article 25 du Code rural, la commission communale d’aménagement foncier a qualité pour créer des chemins d’exploitation, faire exécuter des travaux tels qu’arrachage des haies, arasement des talus et comblement de fossés. Ces pouvoirs ont certainement donné lieu parfois à des abus et les inondations dont souffrent l’ouest de la France en sont partiellement une illustration.

 

 Dans l’affaire Arvois (arrêt du 23 novembre 1999), la période prise en considération débutait, non pas par la saisine du tribunal administratif, mais par la saisine de la commission départementale de remembrement, impliquant que l’article 6 était applicable à la procédure devant cette autorité administrative. La durée était ainsi de huit ans. Elle était donc comparable à celle de l’affaire Caillot dans laquelle la Cour avait initié le délai à compter du recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif. Pourtant, cet arrêt fut rendu à l’unanimité et les juges Costa et Jungwiert n’ont pas émis d’opinion contraire.

 

Le troisième arrêt fut rendu le 25 janvier 2000 (affaire Blaisot). Le délai de la procédure pris en compte débutait avec la saisine du tribunal administratif (la Cour revenait de ce fait à la jurisprudence Caillot) et était de douze ans et cinq ans.

 

Les balbutiements de la Cour ont certainement permis au Conseil d’Etat[12] d’affirmer dans un arrêt rendu au cours de l’été que : «les commissions départementales de remembrement n’étant pas des juridictions, M. Marchand n’est, en tout état de cause, pas fondé à se prévaloir des stipulations de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, qu’il ne peut davantage invoquer utilement les stipulations de l’article 1er du premier Protocole additionnel à cette convention au soutien de ces mêmes conclusions qui sont présentées pour la première fois en cassation »

 

 

3 • L’affaire Piron

 

Mme Monique Piron était propriétaire de terres agricoles dans une commune du Doubs dont le remembrement fut décidé en 1958. En 1965, elle forma un recours devant la commission départementale qui rendit une décision le 13 mai 1966 (qui fut notifiée… le 7 mars 1967). Le 5 mai 1967, la requérante saisit le tribunal administratif de Besançon qui annula la décision le 23 octobre 1970. Par décision du 15 janvier 1971, la commission départementale admit partiellement les réclamations de Mme Piron. La requérante introduisit un recours devant le juge administratif qui ordonna des expertises. Les rapports furent déposés le 26 février 1974. Par jugement du 2 juillet 1975, le tribunal administratif annula la décision de la commission départementale. Celle-ci se réunit… le 16 décembre 1982. Elle retint que de graves erreurs de classement avaient été commises au détriment de la requérante mais considéra qu’il n’était pas possible de mettre sur pied une modification du parcellaire. En conséquence, elle ordonna le versement d’une soulte de 17.468 francs. Le 11 mars 1983, la requérante forma un nouveau recours devant le tribunal administratif qui, par jugement du 10 avril 1985, annula la décision de la commission départementale. Le tribunal indiqua qu’il appartenait aux parties de saisir la Commission nationale d’aménagement foncier. Madame Piron saisit cette commission le 24 juin 1986 qui par décision du 19 décembre 1990 considéra qu’il était impossible de remettre en cause, vingt-cinq ans plus tard, les parcelles remembrées et elle attribua, à titre d’indemnité la somme de 112.135 F à la requérante.

 

Le Conseil d’Etat, saisi le 19 février 1991, annula cette décision par arrêt du 2 mars 1995 pour défaut de motivation.

 

Une nouvelle décision de la Commission nationale fut prise le 10 juin 1998 qui fut notifiée à la requérante le 25 septembre 1998. Elle indiquait qu’elle avait décidé un nouveau remembrement de la commune mais que le Préfet du Jura avait répondu ne pas estimer devoir prendre d’arrêté ordonnant un nouveau remembrement qui serait de nature à causer de graves troubles à l’ordre public. La Commission nationale décida de confirmer les indemnités précédemment fixées. Le 7 décembre 1998, la requérante saisit le Conseil d’Etat d’un nouveau recours. Le 17 décembre 1999, ce dernier annula la décision de la Commission nationale.

 

Parallèlement, la requérante a également saisi le juge judiciaire de l’expropriation pour contester le montant des indemnités fixées par la Commission nationale.

 

La requérante invoquait la violation de l’article 6 par. 1 de la Convention ainsi que l’article 1er du premier Protocole additionnel.

 

La Cour a considéré que la situation de l’espèce était distincte de celle des affaires autrichiennes Erkner et Hofauer, et Poiss dans la mesure où le remembrement avait été effectué en 1965 et les transferts de propriété étaient devenus effectifs dès ce moment. Dès lors, il s’agissait d’une privation de liberté au sens de la deuxième phrase du premier paragraphe de l’article 1er du Protocole n° 1 (par. 39 de l’arrêt). La Cour a donc examiné si un rapport de proportionnalité avait été respecté entre le but légitime visé et les moyens employés. Bien que les autorités aient eu la possibilité de procéder à une indemnisation, la Cour s’est référée à l’arrêt Guillemin pour soulever que « l’indemnisation du préjudice subi par l’intéressé ne peut constituer une réparation adéquate que lorsqu’elle prend aussi en considération le dommage tenant à la durée de la privation. Elle doit en outre avoir lieu dans un délai raisonnable » (par. 43).

 

Elle est donc arrivée à la conclusion qu’il y avait eu violation de l’article 1er du Protocole n° 1.

 

Par ailleurs, la Cour a estimé qu’il y avait lieu de considérer qu’il s’agissait d’une seule procédure aux fins de l'application  de l’article 6. Elle englobait aussi bien les instances devant les juridictions administratives que les recours devant les commissions de remembrement. [13]

 

Ayant constaté que la procédure durait depuis plus de vingt-six ans (par un dies aquo au 3 mai 1974, date de la ratification de la Convention par la France…), la Cour a conclu à la violation de l’article 6 et accordé à la requérante 100.000 F pour dommage moral, 100.000 F pour dommage matériel et 78.119 F au titre des frais et dépens.

 

 

Conclusions

 

Il appartient tout d’abord à la Cour de fixer et de préciser sa jurisprudence en ce qui concerne l’applicabilité de l’article 6 aux procédures suivies par les commissions de remembrement qui ne peut qu’ouvrir la voie au Conseil d’Etat dont la jurisprudence n’est jamais à la pointe du progrès.

 

Compte tenu de la similitude existant entre les procédures autrichiennes et françaises, et du fait qu’implicitement l’article 6 ait été retenu applicable par la Cour aux procédures devant les commissions de remembrement dans l’affaire Piron, la Cour devrait persévérer dans ce sens et enfoncer le clou.

 

Ensuite, il convient de se poser la question de l’opportunité de l’existence en France de si nombreuses « commissions » et autres autorités administratives qui font fi des principes fondamentaux du procès équitable.

 

Si la question a été justement posée au cours des derniers mois à propos des autorités administratives indépendantes en matière économique et financière (Commission des opérations de bourse, Conseil des marchés financiers, Conseil de la concurrence, Commission bancaire), il est temps de se pencher sérieusement sur les procédures suivies par de nombreuses commissions notamment en matière de sécurité sociale, d’assurance-chômage, etc. qui touchent des catégories souvent plus défavorisées de justiciables.



[1] Dominique Allix, « Requalification des faits en matière pénale », l’affaire Pélissier et Sassi, Cahiers du CREDHO, n° 6, p. 91.

[2] Req. n° 20757/92, rapport de la Commission européenne des droits de l’Homme du 31 août 1994, résolution DH (97) 126 du Comité des ministres en date du 28 janvier 1997 (détermination de la compétence juridictionnelle dans une affaire de désordres immobiliers)

[3] Arrêt du 21 février 1997.

[4] Le remembrement mis en place par la loi du 27 novembre 1918 ne concernait que les associations syndicales de propriétaires.

[5] 2 août 1960, 11 juillet 1975, 31 décembre 1985, 11 décembre 1992, 8 janvier 1993 et 1er février 1995.

[6] C.E., 4 nov. 1959, Bodin, Recueil p. 574.

[7] Notamment : Belgique, loi du 22 juillet 1970 ; Luxembourg, loi du 25 mai 1964 ; Pologne, loi des 23 avril 1964 et 24 janvier 1968 ; Suisse, loi fédérale du 22 juin 1979 (art. 20).

[8] Erkner & Hofauer ; Poiss, les deux arrêts en date du 23 avril 1987.

[9] Hakansson & Stuvesson c/ Suède, 21 février 1990 (concerne une vente forcée d’un domaine agricole) ; Wiesinger c/ Autriche, 30 oct. 1991 ; Stallinger & Kuso c/ Autriche, 23 avril 1997 (en revanche, non-violation dans les affaires Ettl et Prötsch)

[10] Req. n° 11073/84, Van Hal International Piershill B.V; rapport du  9 mars 1987.

[11] Req. n° 10882/84, Georgette Godard et Geneviève Egron c/ France, rapport du 12 oct. 1989, D.R. 67 p. 5. Résolution DH(91)1 du Comité des ministres en date du 13 février 1991, D.R. 67 p. 16.

[12] Arrêt du 28 juillet 2000, Marchand.

[13] Contrairement à l’affaire Girot où la Commission n’avait pris en considération que l’instance administrative alors que l’instance judiciaire concernait les mêmes contestations.

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